Pour les Islandais du Moyen Âge, la baleine ou plus vraisemblablement le cachalot engendrait une peur incommensurable. À l’origine de naufrages et de nombreuses disparitions en mer, elle est réputée pour être cruelle et friande de chair humaine. Rusée, elle se cache dans les profondeurs abyssales puis sans crier gare, remonte à la surface pour attaquer les navires. Les premiers Islandais racontaient des histoires de baleine cheval ou de baleine à tête rouge qui écumaient les mers en immenses hordes, détruisant tout sur leur passage. Dénommée baleine du diable, elle est donc la hantise des marins, au point qu’il est d’ailleurs formellement interdit de prononcer son nom en mer. Ainsi donc, le nom baleine est tabou et tout marin qui viendrait à enfreindre cette règle se retrouverait automatiquement privé de nourriture.
Cette peur ancestrale des Islandais me permet de faire une mise au point avant d’aller plus loin.
Il ne faut pas tout confondre. Dans l’ordre des cétacés, il y a ceux qui sont pourvus de dents: les dauphins, les narvals, les orques et les cachalots et puis ceux qui n’ont pas de dents mais des fanons: le rorqual d’une part et la baleine.
Chez les Inuits, la baleine est la fille de Sedna, déesse de la mer. Des doigts de cette déesse sont nés les poissons, de ses mains, les phoques, loutres et autres mammifères marins et de ses avant-bras, les baleines. Vénérée des Inuits, la déesse Sedna offre aux hommes de quoi survivre dans un univers hostile. À travers elle, les baleines incarnent la vie.
Pour les Amérindiens, la baleine symbolise la clairvoyance.
Elle est considérée comme l’origine du monde, le maître de la terre et des océans. Elle représente à la fois l’archiviste, la bibliothèque de la Terre, la gardienne des secrets. C’est elle qui mène à la signification de la vie.
En Extrême Orient, la baleine est vénérée pour tout ce qu’elle donne aux hommes.
Elle est à la fois la sagesse, la tranquillité, la foi.
Au Vietnam, mystérieuse et vivant dans l’immensité bleue, elle était perçue comme un génie, un guide qui transportait les âmes des défunts sur son dos jusqu’au royaume des morts. Elle était le passeur, celui qui fait le lien entre le monde des vivants et celui des morts !
Persécutés pendant plus de deux siècles, les baleines s’épanouissent à nouveau dans nos océans depuis que le moratoire de 1986 en a interdit la chasse commerciale. Il en restait à peine vingt mille à l’époque. Elles seraient aujourd’hui environ soixante dix mille dont la moitié dans l’hémisphère sud où rien qu’entre 1904 et 1980, deux cent mille d’entres elles furent massacrées.
Une bonne nouvelle qui ne doit pas faire oublier que, profitant d’une disposition de la convention baleinière de 1946 autorisant la chasse à visée «scientifique», l’Islande, la Norvège et le Japon continuent de traquer les baleines, ni les autres menaces qui jettent une ombre sur son devenir en raison de la souffrance des océans, pollution, surpêche, acidification des eaux, blanchiment du corail.
Mais que viennent donc faire les baleines à bosse en Polynésie?
Peut être viennent-elles rendre hommage à l’épouse de Tinirau, le seigneur de l’océan qui en des temps anciens su leur témoigner son affection
« Dans un lointain passé aux Marquises, vivait Puturua, l’épouse de Tinirau, le seigneur de l’océan. Puturua possédait deux baleines qu’elle avait adoptées puis apprivoisées et qu’elle aimait autant que ses trois filles. La plus âgée des deux baleines s’appelait Tununui et sa sœur cadette portait quant à elle le nom de Togamautu.
Les deux grands mammifères marins avaient pour habitude de rester près du rivage afin de demeurer aux côtés de leur maîtresse et ne pas être emportés vers le large par la houle. Puturua les avait dressées dans le but de pouvoir voyager d’île en île sur leur dos.
Un jour, Kae, un grand tahu’a des îles Samoa s’échoua sur l’île où vivait Puturua. Il lui demanda de lui venir en aide en lui prêtant une de ses baleines pour pouvoir rentrer chez lui.Elle accepta à contre-cœur. Kae grimpa sur le dos de Tununui, la plus âgée des deux baleines et partit accompagné de Togamautu. Ils arrivèrent rapidement aux îles Samoa. Mais le rusé Kae dirigea directement la baleine sur le récif pour qu’elle s’échoue et ne puisse pas s’échapper, puis il la tua avec l’aide de ses compagnons.
L’autre baleine, Togamautu, qui avait observé de loin le massacre récupéra quelques morceaux du corps de sa sœur pour les montrer à sa maîtresse. Putura, dans une colère noire, ordonna à ses trois filles de partir aux îles Samoa et de ramener l’immonde Kae. Les filles exécutèrent l’ordre et partirent aussitôt à la recherche du meurtrier qu’elles ramenèrent face à leur mère.
Ne pouvant expliquer son acte impardonnable. Kae fut lentement découpé en morceaux afin de lui faire ressentir la souffrance de Tununui lors de sa mise â mort. Puis Kae fut cuit et mangé par Puturua qui interdit à ses filles de le manger. »
Légende polynésienne
Mais que viennent donc faire les baleines à bosse en Polynésie?
La migration n’est pas le fruit du hasard ou du goût de l’aventure. Elle est indispensable pour garantir la survie de l’espèce. Dans tous les océans du monde, la plupart des populations de baleines à bosse suivent un plan de migration spécifique, passant l’été dans les eaux tempérées et polaires à la recherche de nourriture et l’hiver dans les eaux tropicales pour s’accoupler et mettre bas.
Les pectorales rabattues sur leurs flancs, les baleines se transforment en torpilles parfaitement hydrodynamiques, propulsées par l’unique ondulation de la puissante nageoire caudale à la petite vitesse de quatre à huit nœuds. Une endurance incroyable leur permet de parcourir plus de cinq mille kilomètres à chaque saison de migration presque sans repos.
Nageant en immersion, elles naviguent à travers le silence et les chants des profondeurs marines sur une route précise ne laissant aucune place à l’improvisation, route inscrite sur des cartes qui nous apparaissent bien mystérieuses.
Cependant la direction à prendre semble guidée par leur histoire car les baleines reviennent invariablement sur leur lieu de naissance.
Mais comment font-elles pour ne pas se perdre dans un univers où rien ne distingue un point d’un autre ? Sont-elles guidées par les astres, par les courants, par des repères qui nous échappent complètement ? Aucun chercheur ne peut répondre. La présence de magnétite dans le cerveau des baleines à bosse leur permet peut-être de situer le nord géographique et de s’orienter. Mais le mystère reste entier…
Le krill est l’alimentation quasi exclusive des baleines de l’hémisphère sud. Au printemps, la fonte de la banquise libère des millions de tonnes de krill en partie cachées sous la glace en hiver. Les baleines à bosse séjournent chaque année en Antarctique pendant les beaux jours de janvier à mai. Elles y passent le plus clair de leur temps à engouffrer des tonnes de ces adorables petites crevettes, et constituent toute la réserve énergétique qui leur sera nécessaire pour garantir plus tard le succès de la reproduction.
L’arrivée des grands froids met à rude épreuve toute la population tandis que se manifeste l’imminence des naissances. En hiver, l’Antarctique n’est pas une mer d’accueil idéale pour les baleineaux. Il y fait très froid, les journées sont courtes, la banquise s’étend, les tempêtes sont souvent terrifiantes, la nourriture est moins abondante et moins accessible.
Elles migrent alors vers des paysages plus hospitaliers, sous les tropiques, prêtes à supporter facilement, grâce à l’énorme quantité de calories emmagasinées dans leur épaisse couche de graisse, un jeûne de plusieurs mois. Car point de krill dans les eaux tropicales. C’est là, sans nourriture mais bien au chaud, que se déroulent toutes les étapes de la reproduction, les chants, les affrontements, les accouplements et, bien sûr, les naissances.
Les eaux tropicales pour se reproduire et donner la vie. Certains spécialistes pensent que le baleineau, trop faible, mal protégé par une couche de graisse insuffisante, deviendrait vite la victime du froid ou des orques. Sous les tropiques, les zones récifales ou côtières peu profondes, particulièrement prisées par les femelles allaitantes, favoriseraient les chances de survie immédiate du baleineau et lui permettraient d’être plus fort et plus résistant par la suite. La femelle pourrait elle aussi trouver avantage à être sous les tropiques au moment de la naissance et de l’allaitement. Moins de fatigue, moins de perte calorique, lait de meilleure qualité. Le jeûne est réputé permettre la production d’un lait plus gras qui favorise la croissance rapide et le sevrage précoce du baleineau.
Pour d’autres biologistes, les baleines ne font que perpétuer les habitudes de leurs ancêtres. Elles retournent, chaque hiver, dans leur bassin d’origine, là où, depuis des générations, elles naissent et s’accouplent. Il y a vingt mille ans, la banquise hivernale s’étendait bien plus près des tropiques et les zones de nourrissage et de reproduction étaient vraisemblablement assez proches l’une de l’autre. Sous l’effet du réchauffement naturel et progressif de la planète, les eaux froides et nourricières ont reculé vers les pôles. Les baleines ont suivi cette évolution naturelle de leur environnement, et s’y sont parfaitement adaptées.
Mais que viennent donc faire les baleines à bosse en Polynésie?
Nous patrouillons depuis quelques minutes, tout juste franchie la passe du lagon scrutant la surface de l’océan comme le faisaient les baleiniers au dix-neuvième siècle, dans l’espoir d’apercevoir le souffle d’une baleine à l’horizon ou un jet d’éclaboussures.
Les baleines à bosse aiment les acrobaties, sautant souvent au dessus de la surface. Parfois elles tournoient en sortant et fouettent l’eau en retombant.
Elles peuvent aussi seulement faire dépasser leur tête de l’eau plus calmement pour observer ce qu’il se passe aux alentours ou sortir leur nageoire caudale, la faire tournoyer avant de frapper très bruyamment la surface de l’eau ou encore gifler la surface de l’eau avec une nageoire pectorale.
Un nuage de vapeur s’élève puissamment de plusieurs mètres dans les airs avant de disparaître en quelques secondes. Il faut avoir l’œil.
Quelques souffles et la baleine sonde. Son nom de baleine à bosse est la description de l’instant où elle arrondit le dos au dessus de la surface avant de plonger.
La nageoire caudale disparait dans les flots ne laissant qu’une empreinte, une auréole lisse comme de l’huile à l’endroit où elle a sondé.
Il n’y a plus qu’à attendre. Dix à vingt minutes pour une baleine adulte, mais quatre à cinq minutes seulement pour les apnées des baleineaux qui manque encore de souffle.
Quand seul le petit remonte à la surface, la maman se reposant entre deux eaux, il est temps de se glisser délicatement dans l’océan et de palmer quelques dizaines de mètres sans faire de remous, ni de bulles, avant de stagner à la surface, le temps que le baleineau vienne y faire le plein d’oxygène.
Quelque chose émerge des profondeurs. Le baleineau surgit, là où on ne l’attends pas, à la verticale, la tête pointé vers les nageurs, pectorales déployées. Il vient se placer en surface à quelques brassées, se tourne légèrement pour jeter un œil sur les nageurs et, comme rassuré, vaque à ses occupations sans plus se préoccuper de ces visiteurs. Il sort la tête de l’eau, vrille sur lui-même, joueur, puis sonde à nouveau dans une ondulation lente et fluide.
A la remontée suivante, la maman émerge à sa suite. Un nageur se retrouve tout près de sa nageoire pectorale qui mesure environ trois mètres. La baleine évite avec une dextérité inouïe de quelques centimètres ce nageur un peu trop enthousiaste.
Imposante, puissante et pourtant délicate, la maman approche comme au ralenti et se cambre pour se glisser sous son petit. Leurs pectorales se frôlent en une tendre caresse. C’est un moment magique. Le duo évolue ainsi, ventre à ventre, dans un ballet poignant et d’une grâce inouïe, emprunt de douceur, de tendresse et d’harmonie, puis s’éloigne pour disparaître dans le grand bleu laissant le cœur battant, les yeux émerveillés, embués de larmes de bonheur.
Croiser le regard d’une baleine à bosse, les yeux dans les yeux, écouter le chant captivant des baleines, c’est initier une relation avec un monde sauvage d’une intelligence qui dépasse notre compréhension.
Accepter de se laisser envahir profondément par ce regard poignant et fascinant, de se laisser submerger par ce chant mélodieux et mystérieux des baleines, c’est larguer les amarres, prendre la mer, mettre le cap sur des contrées émotionnelles et spirituelles, inexplorées, celles où les cartes marines portent la mention: non hydrographiée.
C’est un chamboule tout d’émotions, celles de la beauté offerte par ce baleineau et sa maman, un moment de partage avec la beauté de la sérénité, incroyable, forte, dense, sidérante, avec l’ envie non pas d’aimer ce monde là mais de le chérir.
Précieux comme un diamant, flamboyant comme une harmonie de l’âme.
La baleine à bosse, la gardienne des océans, représente l’univers, le cosmos et nous offre un regard sur nous-mêmes, les femmes et les hommes de la petite planète bleue dans notre quête inlassable et pathétique du sens de l’existence.
Ce soir, je crois savoir ce que les baleines à bosse viennent faire en Polynésie…
Post Scriptum
Pour une sortie Baleines
Tahiti Iti Diving à la presqu’île de Tahiti
PK 58 – Taravao
La photo qui illustre l’article est de Denis Claude
Mais que fait Saudade en Polynésie ?
Moi aussi, je crois savoir pourquoi !