Quelques pensées océanes d’Olivier de Kersauzon qui parlent au cœur :
J’ai navigué pour aller flairer l’odeur et la beauté des choses que j’avais entr’aperçues dans les livres.
Prendre la mer, c’est tout sauf une fuite. Décider d’aller chevaucher les vagues, c’est une conquête, et pour conquérir, il faut partir. C’est l’extraordinaire tentation de l’immensité. La mer, c’est le coeur du monde. Vouloir visiter les océans, c’est aller se frotter aux couleurs de l’absolu.
Je suis très sujet à l’impression que le temps m’est compté, que le monde est complexe et que ma mémoire n’est pas encore pleine de choses vues ou que j’aimerais voir.
C’est terrible de quitter le rythme de la mer, ce monde de force brute tant aimé et redouté mais qu’on ne se résout pas à abandonner. C’est une sorte de dissolution de la beauté. tout à coup on souffle la grande flamme qui brûlait en nous depuis des mois de mer. Puis on éteint la petite veilleuse de la douceur en sortant du bateau. On ferme derrière soi la porte du souvenir dans le sinistre grincement des huisseries. C’est pour toutes ces raisons que je n’ai pas de souvenirs, mais juste des impressions.
Seule la lenteur, qui n’est au fond que l’idée pure et un peu paresseuse du voyage, permet d’envelopper toute la sensibilité de l’homme, de restituer son intelligence et de lui donner son coeur, couleurs et émotions.
De toute façon, si l’on regarde de près la vie, il ne se passe rien, il ne se passe jamais rien sauf dans le silence des cœurs. Les seules histoires qui se passent dans une vie, ce sont les mouvements du coeur. C’est là que se produisent les orages, les tempêtes. C’est là aussi que, parfois, il fait un grand beau temps.
La course en solitaire permet des introspections. Le fait de n’avoir personne à côté de soi certifie la vie. Dans les aventures compliquées en mer, on va chercher notre simplicité primitive: celle de la survie. On s’affronte soi-même, on se coltine ses défauts, sa médiocrité. On regarde la mer avec des yeux lavés de tout. On connaît l’enfer. Et souvent le paradis.
Il ne faut pas se dire : la vie nous presse, dépêchons nous de visiter le monde. Il faut se dire : la vie existe, alors profitons en pour visiter le monde.
Au nord-est de Fakarava aux Tuamotu, quand la mer vient briser, le monde me parle. Le ressac d’une plage peut être modifié par un bateau qui passe, pas aux Tuamotu, où seule la mer s’exprime. Rien d’autre que l’effet de la mer et de la vague ne peut modifier la bande-son du récif. Ici, on a l’impression déchirante que ça tape depuis des milliers d’années. Ce temps de la vague qui s’écrase, ce bruit de l’océan qui respire, signifie que nous ne sommes pas là pour longtemps. Le monde ici me dit clairement que je ne suis qu’un passant. Alors je pense dans mon for intérieur: il me suffirait d’être ce mouvement-là pour être éternel. Ce bruit va continuer, continuer et continuer encore…
Cette respiration n’est pas la mienne, c’est celle du monde. Elle ne me rend que plus dérisoire et vulnérable. Je n’ai moi qu’un tout petit souffle.
Parfois, la vie nous dit, nous montre, nous démontre que nous ne sommes rien. À Fakarava, face à cette sorte d’horloge énorme qu’est la houle qui vient battre le récif, la nouvelle est bien pire: nous ne sommes pas là pour longtemps.
Quand je regarde la mer, je me promène dans le temps du monde.
J’ai toujours eu le sens du moment précieux. J’ai compris très vite que tout était fragile.
Aujourd’hui que je suis un homme vieillissant, je ne veux pas gâcher mon quotidien avec des choses malheureuses qui viendraient le contrarier. La nostalgie doit rester à quai. Ce n’est pas qu’elle n’existe pas, mais elle n’est pas la bienvenue. Et chez moi, les choses qui ne sont pas bienvenues ne viennent pas. Il ne reste que les moments de lumière et de gloire.
La nuit est délibérément mystique. Sous la lune, c’est le cerveau qui tourne, au soleil, c’est le corps.
J’ai souvent pris plaisir à l’immédiateté de la mer. Sur la mer, il n’y a aucune trace. Les vagues ne laissent pas de traces. Il n’y a que la trace du moment. Dans l’ensemble du monde maritime, il n’y a que des traces de l’instantané. Si le vent souffle, la mer va gonfler, la vague prendra telle ou telle forme, et puis tout s’effacera, il n’y a rien de pérenne. Ou alors seulement avec les grosses houles qui transportent la trace de ce qui a pu se passer à des milliers de kilomètres de là en levant une mer énorme qui vient jusqu’à nous. Mais cette infime trace va mourir, il n’y a pas d’éternité dans les mouvements que le vent imprime à la mer, ce ne sont que des oscillations. Tôt ou tard, la mer efface les traces, tout est neuf à la surface de l’océan, tout ce qu’on peut y voir vient de maintenant, parfois d’hier, et ne survivra pas demain.
J’aime la vie sur mer, qui est une vie du présent. Aucun passé, et un futur immédiat qui va être déterminé par la couleur du ciel, l’arrivée des nuages, la modification du vent.
Aller en mer, c’est toucher cette sensation divine de solitude, et ce n’est pas une solitude de manque, c’est la solitude de puissance, où il y a tout à prendre, toute la magie, toute la merveille de ce monde. Je trouve que cette situation d’isolement, de solitude, vous donne cette espèce de jouissance d’être le premier homme, d’abord parce que la mer ne garde pas de trace, les sillages s’effacent. Aller en mer, c’est un moment de grâce.
C’est facile de parler des tempêtes, des montagnes d’eau blanches d’écume, de la violence incroyable des chocs de la mer sur la structure du navire qui a l’air d’un lutteur accablé par les coups de vent qui hurlent dans le gréement, de ces vagues sorties de nulle part qui grondent, éclatent, submergent et parfois blessent navires et équipages, de ces heures passées la peur au ventre, stupéfait par la violence déchaînée.
Cette sensation d’être un boxeur avec les mains attachées, qui prend des coups sans pouvoir en donner, et dont la survie ne dépend que de sa qualité d’esquive et de la lassitude de l’adversaire. Je connais ces combats qui épuisent l’âme et le corps et dont on ne sort jamais vainqueur mais seulement vivant, si Dieu le veut.
Si je n’avais pas été marin, j’aurais été marin…
Ocean’s Song – 2009
Le monde comme il me parle – 2013
Promenade en bord de mer et étonnements heureux – 2016
Olivier de Kersauzon