La voute céleste en regard de la surface de l’océan, les étoiles zénithales imagées des iles, le miroitement des nuages sur l’eau, le reflet des vagues irisées sur les nuages, les oiseaux entre le ciel et l’océan, les dieux de la nature, autant d’éléments reliés par mille liens invisibles qui composent cet univers dont le maître pilote Polynésien est partie intégrante, que son esprit pénètre, contemple et englobe d’une seule vision
Il n’a rien emporté, il n’a aucune dépendance. Héritier d’une lignée ininterrompue de Navigateurs depuis des millénaires, il ne compte que sur ses propres sens, sa mémoire et son intelligence inégalée des choses de la mer.
Il a en tête les trajets en azimuts du lever au coucher de près de deux cent étoiles, les caps à suivre à la verticale d’une vingtaine d’étoiles successives au long d’une traversée comme des chemins d’étoiles.
C’est un homme libre, un marin qui assume en plénitude son destin d’explorateur et de guide, sur les innombrables routes maritimes d’île en île, tissées par ses pères au sein de son océan.
Il sait parfaitement où il est et où il va, parce qu’il est partout chez lui dans cet immensité océane.
Le maître pilote Polynésien, c’est lui le Grand Navigateur.
« Libre de jouer et de découvrir le monde, Tupaia apprit à nager avant de savoir marcher. À l’âge de cinq ans, il écoutait les récits de voyages épiques qui étaient plus qu’un divertissement, une introduction aux mystères de la navigation. Un an plus tard, on l’emmenait en voyage dans les îles voisines pour lui apprendre que l’océan n’était pas qu’une vaste étendue d’eau informe, où l’on croisait de temps en temps un récif ou une ile, mais aussi un réseau de routes maritimes.
Bientôt, il saurait quelle distance moyenne il pouvait espérer couvrir en une journée de navigation, et pourrait reconnaître les vols de différentes espèces d’oiseaux de mer, au crépuscule, lorsqu’ils reviennent vers la côte. Au cours des mois suivants, il apprendrait à connaître les courants et houles diverses, acquérant en même temps une impressionnante connaissance de la trajectoire des astres. Les constellations et leurs étoiles, utilisées comme repères, Matari’i (les Pléiades), Anamuri (Aldebaran du Taureau), Anamua (Antares du Scorpion), Te matau o Maui (l’hameçon de Maui, la queue du scorpion), lui devinrent aussi familières que des amies. Il devint aussi un pêcheur habile, capable de prédire les changements du vent et du temps, leurs effets sur les migrations des bancs de poissons.
Grand, d’une beauté irréprochable, adroit, agile, intelligent et de haute naissance, il fut choisi pour fréquenter l’école ou l’enseignement était dirigé et dispensé par les prêtres.
Celle qu’il fréquenta se trouvait dans le sud de Raiatea, sur le plus grand marae de toute la Polynésie, Taputapuatea, à Opoa ,au bord de la mer. Là, à force de récitations, de psalmodies, de litanies, lui et ses camarades apprirent par coeur l’histoire, la géographie et l’astronomie.
Son autorité spirituelle ayant été reconnue, on lui enseigna les récits et les rituels sacrés, et il apprit à réciter les prières immémoriales. Il avait vocation à devenir un tahu’a, un prêtre, en communication permanente avec les dieux qui lui avaient accordé tant de dons, particulièrement celui de l’art hautement respecté de la navigation.
Lors de son adolescence, Tupaia servit pendant trois ans au sein de la communauté des ariori. Cette ancienne confrérie d’artistes et de comédiens musiciens itinérants connaissait alors une sorte d’apogée comparable à celle de la Renaissance en Europe. Ouverte à tous, les candidats étaient cependant choisis pour leur beauté, leur perfection physique, leur intelligence, leur sens artistique, leurs talents d’orateurs et d’acteurs. C’étaient aussi des amants ardents, qui n’étaient soumis à aucune restriction dans la pratique des arts amoureux, si ce n’est le tabou de l’inceste.
Son signe distinctif était un tatouage spécial, un motif de lignes rayonnant de la base de la colonne vertébrale, s’enroulant autour des hanches pour se rejoindre au creux des reins, et il avait maintenant le droit de porter des ceintures, des colliers et des couronnes de feuilles de gingembre au parfum sucré.
Pendant son apprentissage, Tupaia avait appris à tenir un journal de bord mental, comprenant le détail des caps choisis ainsi que du temps, de la houle et des vents rencontrés, de manière à pouvoir refaire son voyage de mémoire, et conserver à tout moment la position exacte de son point de départ. Non seulement il avait une idée très claire de son point de départ, mais il connaissait aussi, pour les avoir appris par coeur, la position de sa destination et les détails de la route maritime qui y mènerait, même s’il n’y était jamais allé auparavant.
Il était maintenant en train de mettre en pratique toutes ces choses apprises par coeur, en observant la direction des houles océaniques, en devinant la présence d’iles invisibles grâce aux irrégularités du vent et des courants, aux reflets verts sous les nuages indiquant la présence de lagons éloignés, à de subtils changements dans la couleur de la mer qui trahissaient la proximité de récifs coralliens, ainsi qu’en notant la dérive de certaines algues et la direction des vols d’oiseaux, toutes choses qui l’aidaient à se situer sur sa route.
Il ne tenait pas la barre, ne ramait pas, ni ne participait à la manœuvre des voiles, à l’entretien de la pirogue ou à la surveillance de l’arrimage et du rationnement des denrées alimentaires. Sa seule et entière responsabilité à bord, et elle était cruciale, concernait la navigation.
Navigateur aux étoiles, Tupaia était considéré comme un héros, reconnaissable à la double ride verticale qui lui barrait le front, à ce regard vague et distant qu’il devait, à des milliers d’heures passées à guetter les lointains, l’horizon.
Les maîtres-pilotes de la trempe de Tupaia étaient les héritiers d’une longue et impressionnante tradition. Leurs lointains ancêtres étaient des marins habiles qui s’étaient lancés dans le Pacifique à partir des archipels d’Asie du sud-est plus de trois mille ans plus tôt, et s’étaient établis à Fidji et dans les Iles alentour. Environ Mille ans avant la naissance du Christ, ils colonisèrent Tonga et Samoa, où se développèrent langue et culture polynésiennes.
Quinze cents ans plus tard, peut être à cause de la surpopulation, de rivalités et de guerres ou, poussés par l’esprit d’aventure, des hommes et des femmes quittèrent ce berceau ancestral, se dispersant sur toute la surface du pacifique, explorant et colonisant une aire de la planète plus vaste que jamais, comme personne avant eux ne l’avait fait.
Cet exploit fut rendu possible par le perfectionnement de la pirogue double, devenue au fil du temps un vaisseau de haute mer stable, capable de transporter une lourde cargaison de plantes, d’animaux, de provisions et de passagers.
Ces grandes et gracieuses embarcations s’aventurèrent dans l’est jusqu’à Rapa Nui, l’ile de Pâques, et il est vraisemblable qu’elles soient allés jusqu’en Amérique du Sud, qu’elles y aient introduit la patate douce ou qu’elles en aient rapporté des plants en Polynésie.
À une époque où les marins méditerranéens commençaient à peine à mettre au point le gréement aurique, les pirogues polynésiennes à voiles latines faisaient l’éprouvante traversée de deux mille cinq cent milles nautiques jusqu’a Hawaï et retour en affrontant les courants traversiers, le pot-au-noir et les alizés contraires. Deux cents ans avant l’ère de Colomb, de Magellan et de Drake, les Polynésiens franchissaient les deux mille milles nautiques d’océan battu de tempêtes pour atteindre, loin dans le sud, les montagnes et les baies profondes des Iles de Aotearoa, la Nouvelle-Zélande.
Le marae Taputapuatea à Opoa sur l’ile de Raiatea devint la plaque tournante d’un réseau de routes maritimes qui s’étendait de Fidji, Tonga et Samoa jusqu’aux Marquises. Il existait un commerce, plus ou moins régulier, particulièrement entre les Iles hautes, montagneuses et fertiles, comme Tahiti, et les atolls plats, presque sans végétation, comme ceux des Tuamotu ou du nord des Îles Cook. Les atolls envoyaient des perles, Manihiki, dans le nord des Cook, exportait des coquilles de nacre, utilisées dans les cérémonies religieuses, Tonga fournissait les plumes rouges de perruches tropicales dont la valeur était inestimable. Toutes ces choses s’échangeaient, dans les Iles hautes, contre du fruit de l’arbre à pain, des taros, des ignames, des bananes, des rouleaux de tapa et de la roche volcanique indispensable à la construction du four polynésien. Et puis il y avait la propagation de la vénération du dieu de la guerre Oro.
Le Culte d’Oro était né sur le marae de Taputapuatea et avait été exporté dans les autres Iles par les arioi. Leurs gracieuses pirogues doubles, les pahi, arboraient de longues oriflammes de plumes d’albatros à la pointe supérieure de leurs hautes voiles étroites, qui étaient faites de nattes de fibres tissées et s’élevaient en une courbe élégante bien au-dessus du sommet de leurs mats.
Le pahi de tête transportait une image sacrée du dieu Oro. Les plateformes unissant les coques étaient envahies d’hommes et de femmes habillés pour la fête, visages maquillés de rouge, corps luisant d’huile parfumée, têtes et poitrines ornées de couronnes et colliers de fleurs et de feuilles odorantes. On battait les tambours à peau de requin, on emplissait l’air du son aigu des flûtes nasales, des chœurs à pleines voix et les danseurs se mettaient en branle. »
Tupaia, le Pilote polynésien du Capitaine Cook
Joan Druet
Tandis que Tupaia, le Maître Pilote pilotait la grande pirogue, il la pilotait, il la pilotait …
Depuis mon enfance, j’ai été passionné par les coureurs des mers :
Les explorateurs, aventuriers, commerçants à la poursuite de soie, d’épices, de porcelaines ou d’or, géographes, illuminés, corsaires, pirates, ou flibustiers, agents de grandes compagnies marchandes, sujets de monarques épris de science et découvreurs de nouveaux mondes, amateur de records portés par des défis incroyables et pourquoi pas simple pilotin.
Ils peuvent être vénitiens, génois, chinois, arabes, hollandais, britanniques, espagnols portugais, bretons, gascons, basques et pourquoi pas petit parisien.
Les voyages de Cook, Bougainville, La Pérouse ont éclairé le monde. L’œuvre laissée par ces hommes fut immense tant du point de vue maritime que scientifique. Ces hommes naviguaient sur des bateaux qui ne remontaient pas au vent. Le fardage de ces bateaux était monstrueux. Il faut imaginer la mature offrant sa surface aux vents hostiles. Il faut imaginer une terrible discipline et le fouet forcément injuste. Il faut imaginer les difficultés d’approvisionnement d’eau douce, le scorbut, les vivres qui font défaut. Il faut imaginer les difficultés de navigation.
Ces hommes n’attendaient ni gages, ni pensions, seul l’ivresse de l’aventure ou du poète. Ces hommes étaient d’un courage, d’une bravoure stupéfiante et d’une sagacité extraordinaire. Ils ont participé à l’inventaire du monde.
Mais, il faut le reconnaître et il est bien tant de faire une place au Maître Pilote Polynésien dans l’histoire de la navigation. Pas n’importe quelle place, une place d’honneur celle qui lui revient.
Il sait parfaitement où il est et où il va, parce qu’il est partout chez lui dans cet immensité océane.
Le Maître Pilote Polynésien, c’est lui le Grand Navigateur.
« Dignes descendants des dieux de la mer, à mes yeux les plus grands navigateurs de tous les temps. »
Alain Gerbault
Tous ces grands navigateurs vivent leur rêve…
Et en nous donnant envie de les suivre …
D’abord en récit, en image. un jour c est sûr, on ira sur leur trace !