Nous allons pénétrer dans un océan où nul navire n’a jamais navigué auparavant. Puisse cet océan rester toujours aussi calme et bienveillant qu’aujourd’hui. Dans cet espoir, je le baptise Mar Pacifico.
Ferdinand Magellan, 17 novembre 1520.
Ce dimanche 28 février, en quittant le mouillage de la Playita à Panama City, à l’horizon, le grand Pacifique Est s’allonge langoureusement sur près de soixante degrés de longitude jusqu’aux Marquises, les iles merveilleuses. Tout mon univers pour les prochaines semaines est là, devant moi, il me suffit d’étendre la main.
Jours et nuits, jour après jour, nuit après nuit, je vais vivre au sein de cette immensité sans autre horizon que la mer et le ciel.
Tous les matins, le soleil se lève à l’Est et tous les soirs se couchent à l’Ouest. La lune, chaque nuit, un peu plus haute ou un peu plus basse dans le ciel, croit ou décroît pour disparaître ensuite. Le ciel ourlé d’une myriade d’étoiles scintillantes tels des pierres précieuses. Le vent et les nuages, modulant à l’infini la lumière, les sons et le silence, l’eau et le soleil font de cette mer immense, à l’horizon illimité et à première vue si monotone un merveilleux spectacle sans cesse renouvelé.
Jours et nuits, jour après jour. Aucun jour à nul autre pareil.
Cela commence avec la houle. Dans le Pacifique, elle vient de loin, de très loin, de si loin, bien souvent des mers du grand sud, depuis la Patagonie, chemin faisant avec le courant froid de Humboldt qui remonte tout au long de l’Amérique du sud jusqu’à se réchauffer et devenir le courant sud équatorial.
La houle, c’est une danseuse de salsa aux courbes charmeuses. Elle possède un sens inné du rythme, un pas en avant, un pas en arrière. Elle est lascive, sensuelle. Elle aime caresser les flancs des navires, venant les saisir par les hanches pour les étreindre puis les relâcher, puis les étreindre, puis les relâcher. Elle va, elle vient sans se lasser. La houle, c’est je t’aime moi non plus.
Les vagues, elles sont éternellement jeunes. Coquettes, elles préfèrent disparaître avant de vieillir.
La fureur de vivre chevillée au coeur, enjouées, fougueuses, intrépides, leurs crêtes ne cessent de déferler, de courir sur la houle et de s’évanouir d’extase dans un plaisir immédiat.
Pour le vent, ici c’est le domaine des alizés, des vents au souffle régulier, adeptes de la non violence, ils soufflent de part et d’autre de la région du Pot au Noir qui ceinture l’équateur. A propos du Pot au Noir, sachez que, bien des mousses ou des pilotins que cela soient sur les navires de la royale ou des navires de commerce ont passé des heures en haut du mat de misaine ou d’un mat de charge à veiller scrupuleusement l’horizon à la recherche du si fameux poteau noir. L’alizé, il respire, tu entends la mélodie de sa respiration, tu sens sur ta peau le souffle de sa respiration, tu ressens la quiétude de sa respiration, de temps en temps tu perçois qu’il est à bout de souffle. Mais quoi qu’il arrive, l’alizé, il respire.
Mais, prudence, La Pétole, toujours à l’affût, ne se trouve jamais très loin. Certains guides nautiques parle d’accalmies, de zones de calme, voir de calmasses. Ceci n’est que pures galéjades.
La Pétole, c’est une sirène maléfique aux yeux verts phosphorescents. On ne peut l’apercevoir, toujours dissimulée par sa longue chevelure qui l’enveloppe de soyeux filaments sans fin. Elle possède un mana très puissant, celui d’empêcher l’ alizé de respirer. Alors, que le grand Okeanos vous en protège car à l’image de sa lointaine cousine, Arachne, l’araignée géante de la Terre du milieu, considérée comme l’ultime descendante d’Ungoliant, gardienne du col de Cirtith Ungol dans son antre de Torech Ungol, elle tisse non pas une toile mais des filets de ses longs filaments. Puis elle en entoure la dérive, les safrans, la coque et enfin vous enchâssent de ses filets pour vous garder prisonnier à jamais. A bord de Saudade, à défaut d’épée elfique, c’est le sabre à champagne seul à même de couper, tailler, fendre, détruire les filets de La Pétole tout en ayant pris la précaution de promettre à Eole, un verre de vieux rhum pour chaque jour d’alizé jusqu’à l’arrivée.
Le Pacifique Est, pour les nuages, c’est une vrai Diva. Il se prend pour une habituée des couvertures de magasines, une vraie sexy girl, mignonne certes, mais accro des flashs des photographes sur le tapis rouge, totalement victime de la mode.
C’est de la haute couture et toute les collections y passent dans un seul défilé permanent, printemps, été, automne, hiver, depuis les adeptes des basses altitudes, cumulus, stratus, stratocumulus. cumulonimbus en passant par les altocumulus, altostratus, nimbostratus, jusqu’au cirrocumulus, cirrus, et cirrostratus, qui n’en pensent pas moins depuis la hauteur de vue que leur confère leur statut de nuages d’altitude.
En l’occurrence, ils sont un tantinet agacés les nuages de cette classification de météorologues d’opérettes qui, à leurs yeux ne reflètent en rien la diversité et leur puissance évocatrice, tant poétique qu’imaginaire. Sans compter que depuis que ciel est ciel, aucun nuage n’a jamais existé à nul autre pareil.
Il y a aussi les grains. Non je ne vous parlerai pas du grain de beauté de la sexy girl, ni du grain de sel que chacun souhaite apporter, pas davantage du grain de poivre sans lequel la cuisine manquerait de saveur, et encore moins du petit grain du capitaine dont certains prétendent qu’il en serait pourvu.
Non, je veux vous parler des grains. En effet le pluriel est de rigueur car le grain est rarement solitaire, il préfère opérer en bande, dans le milieu on se plaît à l’appeler la ligne de grains.
C’est une bande de racailles qui opèrent dans les couloirs océaniques, toujours dissimulée derrière quelques cumulonimbus. Pourtant pas très futé celui-là, d’allure grossière, aussi beau qu’une enclume, tout de gris ou de noir vêtu. Une approche un peu pataude et sans crier gare, il sort ses calibres, des gros calibres, rafales de vent, rafales de pluies, rafales d’éclairs, rafales d’embruns. Cela pétarade à tout va. Une seule riposte possible, une rafale de manœuvres, changement de voiles, changement de cap, changement d’allures. Une seule arme, une rafale de manivelle de winch et éventuellement, une rafale d’injures, moule à gaufres, bachi-bouzouk, ectoplasme à roulettes. Je vous l’avez bien dit, les grains, une véritable bande de racailles prête à tout pour vous en faire baver.
Jours après nuits, nuit après nuit. Aucune nuit à nul autre pareille.
La nuit, lorsque je porte mon regard dans le sillage de Saudade qui ne laisse pas de trace si ce n’est celui d’un apprentissage, alors tout s’éclaire ou plutôt phosphore. Il y a d’abord des nappes entières de plusieurs mètres aux formes étranges et mouvantes, aux allures fantomatiques, parfois inquiétantes qui se déplacent au gré des courants et des vents, à l’intérieur le plancton et ses amis, certainement en pleine séance de remue méninges, phosphore et croyez moi, il phosphore fort et offre un jeu de lumières aux variantes infinies.
Encore plus près, dans le sillage immédiat, des lumières vive s’allument, se consument et disparaissent dans l’obscurité. Quelques secondes éphémères seulement dans la grande chorégraphie phosphorescente de la nuit océane.
Lorsque la nuit, souvent plus sereine que mes jours, je lève les yeux au ciel, deux des plus belles constellations du Sud. A tout seigneur, tout honneur, la Croix du Sud à près de cinq cents années lumières, l’attraction principale du ciel de cet hémisphère, tout simplement superbe sur fond de voie lactée, mise en valeur par un nuage de matière sombre, le Sac à Charbon.
Mais également, la très belle constellation du Scorpion, qui pour une fois ressemble vraiment à un scorpion. Son étoile principale Antares, une géante rouge qui rivalise avec la planète Mars. En arabe ancien, c’était le coeur du scorpion, Calbalacrab.
Je n’en oublie pas pour autant ma préférence pour les Trois Rois ou encore appelés le Baudrier de la magnifique constellation d’Orion. De part et d’autre, l’étoile principale Betelgeuse, une géante rouge énorme, quatre cents fois notre soleil. Rigel, quand à elle est bleue, cinquante sept mille fois plus brillante que le soleil, elle se trouve à mille trois cents années lumières.
Parfois, un trait se dessine à l’or fin le temps de quelques fractions d’éternité. C’est une poussière d’étoile, ivre d’oxygène, qui se consume au contact de l’atmosphère de notre belle planète bleue.
Bleue comme l’heure si chère à Monsieur Guerlain, l’heure incertaine, l’heure suspendue, l’heure où tout est silencieux, reposé, l’heure où l’homme enfin se retrouve en harmonie avec le monde et la lumière. Bleue comme le ciel, bleue comme l’océan, le grand océan.
Jours après nuits, jour après jour. Aucun jour à nul autre pareil.
Les frégates, ces grands voiliers noirs de haute mer aiment à voler dans le firmament du ciel profitant des ascendances et de leur majestueuse envergure.
Les fous de Bassan n’en finissent pas d’errer, non pas comme des âmes en peine mais bien plutôt comme des pourfendeurs d’océan, ivre de liberté, se jouant des embruns de la prestance de leur vol plané au dessus des flots.
Les océanites, petits oiseaux marins que le grand large n’effraie pas, volettent, virevoltent, tournevoltent, au ras de l’eau de vagues en vagues pour traquer le plancton ou la petite friture et lorsque l’astre roi a glissé sous l’horizon, les océanites, aiment après leur journée à venir en couple se divertir en voletant, virevoltant, tournevoltant au dessus du mat et au long des voiles de Saudade tout en piaillant gaiement.
Le Paille en queue, dans sa belle livrée d’un blanc immaculé, c’est un esthète, un artiste. D’abord sa finesse, une élégance naturelle et, de tous les oiseaux marins, il est celui qui possède la palette du dessinateur la plus aboutie, alors il dessine, il dessine des esquisses…
Il dessine des délices d’esquisses sur le grand nuancier que le ciel lui offre en support de ses aquarelles.
Et même Juliette la mouette, bien installée sur les panneaux solaires, passagère clandestine d’un jour qui aura bien besoin d’un bol de pâtes pour retrouver des forces et l’esprit suffisant pour comprendre que son devenir était de repartir dans l’est.
A la lisière du ciel et de la mer, les escadrilles de poissons volants filent en rafales comme des volées de flèches d’argent à la surface des vagues. Ne vous y trompez pas, ce brillant exercice de voltige n’est pas pour le plaisir, c’est plus prosaïquement une question de survie.
De même, les dauphins qui, lorsqu’ils ne viennent pas nager autour de l’étrave pour saluer Saudade, se livrent à des sauts périlleux en tout genre, les uns plus extravagants que les autres. Ils ne soignent pas leur rentrée dans l’eau, bien au contraire, un maximum d’éclaboussures pour mieux estourbir les bancs de poissons qui ne savent plus où donner de la tête pour sauver la leur.
Surgissant de nulle part, à quelques mètres, une tortue imbriquée à écailles. Elle sort bien la tête de l’eau comme pour nous regarder et plus sûrement pour attraper un torticolis. De son air débonnaire, elle navigue en solitaire tout en faisant l’éloge de la lenteur sur des distances incroyables avec pour seul objectif de retourner sur une plage, sa plage, afin d’y déposer ses œufs et d’assurer la survie de son espèce bien mis à mal.
Et puis, un instant, un éphémère, une émotion rare, fulgurante, foudroyante, deux baleines à bosse en pleine traversée océanique, curieuses d’une coque grise fendant les flots viennent à passer au long de celle ci, l’une à tribord, l’autre à bâbord, comme un hommage.
Une nage puissante mais sans effort, toute en souplesse suscitant une émotion poignante qui vous prends aux tripes, l’ expression d’une sérénité à foudroyer le temps qui passe. La beauté sauvage à l’état brut, si rare.
Mais, laissez moi vous chuchotez au creux de l’oreille une dernière chose, un secret. Lorsque avec la complicité du vent coquin et de la mer accueillante, Saudade trouve sa belle allure glissant sur les flots en douceur, il y a le chuintement, les gémissements de plaisir des filets d’eau qui caressent tendrement sa coque et savez vous, ce chuintement, ces gémissements de plaisir, c’est un délice de jouissance.
Alors, monotone, vous avez dit monotone l’océan.
Monotone, monotone, est ce que j’ai une gueule de monotone ?
Les jours succèdent au jours. Les nuits succèdent au nuits. Saudade s’enfonce davantage vers l’ouest.
Je profite de cet espace hors du temps pour me laisser envahir par cet atmosphère, rêver, méditer et réfléchir. Alors ce qui n’arrive que quelquefois au cours de sa vie, comme un éblouissement, l’impression étrange de plonger soudain dans la réalité de l’existence, de pénétrer derrière son apparence et de vibrer à l’unisson de l’univers.
Le temps semble s’arrêter, je me sens vivre ma destinée, mon être le plus profond.
Mes perceptions sont telles qu’elles me mettent en état de mieux appréhender, émerveillé, le grand ordonnancement des choses en ce monde, au milieu duquel je joue ma si modeste partition.
La mer, le ciel, la clarté s’élevant au delà de l’horizon, Saudade, mon cher voilier, fier coursier des mers, compagnon de fortunes ou d’infortunes, sa coque, son portique arrière, son cockpit, son roof, son mat, son gréement, sa voilure paraissent alors se projeter devant moi et je les contemple telle une photographie.
J’étais là, présent et absent tout à la fois, désincarné, conscient de mon existence mais comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre. Je revivais mon passé avec cette netteté que l’on attribue aux êtres à l’instant de leur mort.
Physiquement insensible, éprouvant seulement l’intensité presque insoutenable de cet extraordinaire et court instant. Je n’entrevois alors que visions, anticipations, prémonitions, rêves de perfection et d’une ineffable beauté.
Loco !
Vous avez dit Loco ! Il est complètement Loco !
Chère lectrice, cher lecteur, je te laisse seul juge.
Lundi 4 avril
Au mouillage.
Baie de Tahauku à Atuona sur l’île d’Hiva Oa aux Marquises
Trente six jours sans voir la terre,
Pull rayé, mal rasé
Vous connaissez la chanson…
Le Pacifique Est, c’est une Grande Traversée.
Elle est unique, parce que, qu’elles que soient les futurs destinations de Saudade, il est peu vraisemblable qu’une telle traversée s’offre à moi à nouveau.
Elle est exceptionnelle parce qu’elle est Loco ! Tellement Loco !
Pura Vida.
Cette grande traversée est unique et exceptionnelle.
Alors pour leur rendre un bien modeste Hommage, je dédie cette grande traversée à ma Maman et à mon Papa, Uniques et Exceptionnels.
Bravo Gérald, autant pour la traversée que pour ce post magnifique.
Ce bel hommage à l’océan mais aussi à notre planète ,notre univers reflète tes états d’âmes ,ce que cette belle traversée t’a apporté ,ce rêve enfin réalisé
Tant d’émotions ressenties , ces moments propices à la méditation au cœur de l’immensité .
Peut être que la vie m’offrira la possibilité de la faire à tes côtés même si elle sera moins exceptionnelle pour toi que celle que tu viens de faire ….
Grâce à ton récit je perçois ces moments sous la voûte étoilée qui sont si magiques ,la sensation que procure l’étrave de Saudade sur les flots,la joie des rencontres maritimes éphémères mais si émouvantes et souches de joie intense .
Merci
Gerald,
Je les ai souvent regardé les Trois rois qui semblaient me rapprocher de toi dans le ciel étoilé de mon côté de la voute céleste !
Et comme j’aime les scintillements je crois ce sont ces étoiles qui me fascinent mais aussi le plancton qui brille dans la nuit marine.
Tes mots amènent des images magiques et si réelles pourtant .
Comment ne pas espérer , un jour, ressentir toutes ces grandes émotions que tu nous offres tout au long de ce magnifique récit .
L’infini et ses étoiles. L’océan ,encore l’infini, sa profondeur et ses habitants.
Tant de plaisirs qui se cofondent, qui se partagent.
Ou juste de L Amour.
Modeste, vous avez dit modeste ?
Il l est.
Mais que sa partition est riche, extraordinaire et bien réelle.
Bravo Chef,
Te savoir en pleine réalisation de ce rêve exceptionnel, ton rêve, m emplit de joie, et comme toujours, de la plus grande inspiration.
Merci à toi et Saudade.
A très bientôt
Bonjour Gerald,
Je vais quitter le domaine du rêve pour te demander si tu as l’intention de compléter ton blog avec des Rapports de mer structurés qui intéressent les candidats aux grands voyages mais aussi le petit plaisancier que je fut, en sortie familiale en Bretagne sud où le seul souci était le calcul des marées et hauteurs d’eau pour entrer ou sortir des passes, passer la nuit au mouillage sans se planter.
Toi le marin professionnel, peux tu un peu commenter la navigation, pas forcément la tête dans les étoiles,
mais les conditions de mer, les allures utilisées, tenir la route en solitaire, les manoeuvres de mauvais temps…
D’autre part, tu as sans aucun doute une relation suivie avec le chantier pour un bilan d’exploitation du bateau. Donnes nous quelques informations sur ces sujet
Cher Michel, je ne vais pas répondre favorablement à ta demande, car celle ci correspond exactement à çe que je n’ai pas souhaité faire dans mon blog.
J’écris, toute proportion gardée à la manière des impressionnistes. Je ne cherche pas à raconter mon voyage mais plutôt à partager mes impressions.
Et en vérité, tout ce que je raconte ne relève pas du rêve mais de ma perception de la réalité.
Cher Gérald,
Quel beau témoignage de cette formidable traversée du Pacifique ! tu nous tiens en haleine et nous fais vibrer au rythme de la navigation , la douceur ou la fureur des vagues contre la coque de Saudade, les nuages qui jouent sur tous les tons, les oiseaux qui viennent te saluer, la tortue curieuse et courageuse, les dauphins joueurs et les baleines cabotines!
Mille merci pour ce partage et cette si belle langue poétique. A mon tour de t’offrir ces vers magnifiques de Charles Baudelaire:
« Homme libre ,toujours tu chériras la mer!
La mer est ton miroir , tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer. »
Avec toute mon amitié et au plaisir de toujours parler de Saudade!