Les grandes festivités du Heiva I Tahiti d’aujourd’hui sont l’aboutissement de plus de de deux cents ans de passions, d’obstinations, de résistance pour que d’interdictions en timides autorisations, le génie retrouvé des chants, de la langue, des sports traditionnels, de l’art du tatouage et des danses s’extirpe du silence pour regagner les lumières de la scène.
Avant la venue de ces étranges visiteurs sur leur grande pirogue sans balancier, la danse était un art des plus sophistiqués et des plus ritualisés. Elle était pratiquée en groupe ou individuellement, de façon mixte ou hommes et femmes séparés. Les chants, cérémoniels ou populaires, rythmaient la vie au quotidien, accompagnant les tâches courantes comme les rites religieux les plus complexes.
Les divertissements étaient très présents lors des festivités liées aux cycles des saisons ou aux périodes initiatiques, récolte des premiers fruits, joutes communautaires.
Des confréries de baladins formés à ces arts et divertissements se distinguaient au travers de représentations théâtrales et dans la transmission de ces savoirs artistiques. Se déplaçant d’île en île en pirogue double, ils montaient des spectacles de chants et danses où la mise en scène caricaturale bien souvent, mimait les façons d’être des femmes et des hommes qu’ils observaient dans leurs faits et gestes au quotidien.
« Le battement du coeur, c’est quand tu danses sur place, avec des mouvements répétitifs, que la chaleur monte et que tu commences à sentir le battement de ton coeur. C’est comme ça que le mana se dégage, parce que tu es en harmonie avec ton corps.»
Makau Foster Delcuvellerie
Grande Dame du ´Ori Tahiti
Le battement du coeur, l’harmonie du corps, l’exaltation de l’âme, les premiers explorateurs, arrivés sur les rivages tahitiens à la fin du dix huitième siècle, révélèrent l’importance de ces manifestations et le goût des Polynésiens pour ces festivités. Certains furent particulièrement séduits par la beauté des danses, d’autres furent profondément troublés. Ainsi, la venue de ces étranges visiteurs sur leur grande pirogue sans balancier amorça le déclin des ces arts séculaires.
« A mesure que nous avions approché la terre, les insulaires avaient environné les navires. L’affluence des pirogues fut si grande autour des vaisseaux, que nous eûmes beaucoup de peine à nous amarrer au milieu de la foule et du bruit. Tous venaient en criant tayo, qui veut dire ami, et en nous donnant mille témoignages d’amitié. Tous demandaient des clous et des pendants d’oreilles. Les pirogues étaient remplies de femmes qui ne le cèdent pas, pour l’agrément de la figure, au plus grand nombre des Européennes et qui, pour la beauté du corps, pourraient le disputer à toutes avec avantage.
La plupart de ces nymphes étaient nues. Je le demande : comment retenir au travail, au milieu d’un spectacle pareil, quatre cents Français, jeunes, marins, et qui depuis six mois n’avaient point vu de femmes ? Malgré toutes les précautions que nous pûmes prendre, il entra à bord une jeune fille, qui vint sur le gaillard d’arrière se placer à une des écoutilles qui sont au-dessus du cabestan; cette écoutille était ouverte pour donner de l’air à ceux qui viraient. La jeune fille laissa tomber négligemment un pagne qui la couvrait, et parut aux yeux de tous telle que Vénus se fit voir au berger phrygien : elle en avait la forme céleste. Matelots et soldats s’empressaient pour parvenir à l’écoutille, et jamais cabestan ne fut viré avec une pareille activité. »
Louis Antoine de Bougainville.
Arrivés dans le sillage des explorateurs, les missionnaires associèrent rapidement ces divertissements à une perte de temps. La danse, avec sa gestuelle décrite comme érotique, fut perçue comme une forme de débauche.
En 1819, sous l’influence des missionnaires, le roi Pomare II, fraîchement converti au christianisme, prend la décision d’interdire toutes les danses et autres Heiva en bon élève et protecteur zélé des missionnaires. De triste mémoire, c’est le code Pomare imposé par les armes, le sabre et le goupillon.
Interdites par les missionnaires catholiques, de même que la nudité, comme autant d’incitations à la débauche et au péché des amours libres, ces danses, liées aux usages coutumiers du peuple vont disparaitre dans la clandestinité pendant des générations.
Les pasteurs protestants de l’époque tiennent également à faire disparaître toute trace d’expression païenne, et d’autres lois sont édictées par la suite avec la même intention.
Plus tard, le gouvernement français va tolérer ces démonstrations tout en les réglementant rigoureusement. En 1847, la loi n’autorise la danse que dans certains lieux le mardi et le jeudi uniquement.
Miné par les maladies, l’alcoolisme, les armes à feu, importés par quelques desperados ou autres baleiniers de passage, la désespérance, les effets de l’acculturation orchestrée par les missionnaires, le peuple polynésien se meurt.
« Si nous mourons, c’est parce que nous ne dansons plus »
Lancé il y a un siècle, aux heures sombres de l’histoire, par un grand chef maori, ce cri d’alarme résonne aujourd’hui dans le cœur des jeunes générations comme une impérieuse invitation à danser.
Les danses traditionnelles ne reverront véritablement le jour qu’avec les premières célébrations du 14 juillet en Polynésie en 1881. Le Tiurai, né de la volonté de l’administration coloniale de célébrer l’appartenance de la Polynésie à la France, il permet alors d’associer les polynésiens aux réjouissances. Il s’agit principalement à l’époque de défilés militaires, retraites au flambeaux et autres démonstrations officielles, dans lesquelles le Himene, le chant traditionnel tient une place privilégiée qui encourage une expression vivace et intense. Ainsi en 1881, le premier concours de chant ne réunit pas moins de trente groupes participants.
Les Tiurai sont souvent les seules occasions pour les populations des archipels de sortir de leurs Iles et de se retrouver. La tendance est donc à montrer la plus belle parure, la plus belle pirogue ou le plus beau chant. L’esprit du Heiva moderne est déjà là.
Quant à la danse, il faudra attendre le XXème siècle et notamment 1956 pour que Madeleine Moua et sa troupe Heiva révolutionnent l’image du Tiurai en posant les bases du Ori Tahiti, la danse tahitienne. Elle en fait le coeur battant et vivant, l’âme essentielle de la danse et de la culture polynésiennes. C’est en 1985 que le Tiurai perd son nom d’origine pour souligner l’accession du territoire à l’autonomie, il est rebaptisé Heiva i Tahiti.
Santé et fécondité retrouvées, les peuples des Polynésie décident de se refaire une âme. Non la copie conforme de celle des origines, perdue à jamais dans la nuit des morts, mais une âme du présent qui intègre et revitalise le meilleur de l’héritage ancestral : la langue, les arts, les chants, les rythmes, le savoir-vivre coutumier en harmonie avec la saisissante beauté de ces îles, les plus isolées du Pacifique.
C’est à cette œuvre de renaissance d’une culture que se consacrent avec passion des hommes et des femmes qui mettent leur mémoire, leur savoir, leurs talents au profit d’un devenir, riche de son passé et ouvert sur le monde.
Désormais, on danse partout à ciel ouvert, sous le soleil ou dans la nuit étoilée, porté par le battement sourd des tambours que les anciens tendaient de peaux de requin.
« Si nous dansons, ici, maintenant, c’est que nous sommes vivants, nous, notre culture, notre langue, nos arts, notre âme. »
Alors sur la grande place de To’ata, le temps d’une nuit, résonnent récits, contes et légendes, louanges, oraisons, poèmes et chansons déclamés, chantés. Courageusement et fièrement, avec détermination, ces messagers haranguent la foule, pour rappeler qu’il est temps d’agir à la préservation et à la transmission des traditions en harmonie avec la Nature, afin d’offrir en héritage aux futures générations ce bien si précieux. Le Heiva I Tahiti est le point d’orgue de l’expression de la culture polynésienne, la revendication de son identité, la communion d’un peuple avec son histoire.
Trêve de discours, place aux bruissements des more, au rythme des Tō’ere, à la clameur des chants, à l’émotion, à la ferveur et aux vibrations du public de To’ata.
Nuit mémorable et palpitante.
» Solennel, il avance. Il étend ses bras et ouvre son antre sans rancœur aux cœurs étourdis par sa grandeur. Bienveillant il enveloppe de son mana son peuple venu à sa rencontre. Patient, il installe, pierre après pierre, la majesté qui l’habille, la dignité qui l’habite. Et comme un rituel répété mille fois, il fait chanter la montagne et pleurer le ciel pour accueillir les corps et les âmes de ceux qui dansent encore.
Doucement, il s’éveille. Sans rien dire, il fait taire les voix de ceux qui parlent encore, il nous raconte :
La fin de l’histoire est proche. Elle est la même pour tous, sans intérêt… ou presque. À l’oreille de Merehau, Taupapa murmure, faisant d’elle le transitaire et le témoin de son existence inventée. Sous la plume de la messagère, il se couche. Comme il se couche sur l’autel du Marae et qu’elle y couche de noir les mots qui content la gloire passée d’un temps révolu.
Dans ce temps où le temps est poète, où l’espace est architecte, ils artisanent ensemble les bouleversements du peuple de Moana-Nui-a-Hiva. Peuple aux lendemains incertains mais aux hiers pourtant glorieux. Le jour fait place à la nuit au fur et à mesure que la voûte se pare d’étoiles. Taupapa se souvient…
De ce temps où les dieux, les siens et ceux de ses aïeux, étaient célébrés, vénérés, loués. Avant qu’ils n’aient été renversés, paganisés, désacralisés par le nouvel ordre en marche, choisi par les siens, imposé par ceux venus d’ailleurs à bord d’embarcations sans balancier. Un nouvel ordre qui bouleverse l’âme, inverse les codes et renverse les pierres. Il les a vu tous ces changements qui devaient arriver. Il y a survécu. Et aujourd’hui, il se souvient.
Alors Taupapa se réveille en rêve…
Rêve d’une jeunesse passée. Rêve d’une rencontre. Fortuite ou arrangés, mais heureuse. Rencontre d’avec celle qui deviendra Taupapa vahiné. L’union célébrée dans la liesse avant d’être scellée par la volupté. Délicieuse interprétation de l’union parfaite de corps en fusion avant le sentier vers d’immanquables étreintes, mille fois exploré ensuite. Bouillonnants et éruptifs témoins d’une autre gloire. Savoureuse, bienheureuse, fiévreuse. Vibrante, vivante, vivifiante. Et pourtant si proche de la mort, dit-on.
Peu à peu, tensions deviennent caresses et affection complète tendresse, preuve qu’amour remplace désir. Alors les accords des corps font place à ceux des cœurs, tissés l’un à l’autre par la tresse millénaire qui les a fait naître. Cette tresse qui lie les âmes et les êtres d’un même peuple.
Taupapa rêve encore… des êtres de lumière de chair et de joie pourvus par le temps. Dieu-Roi qui ordonne et exécute, à la fois mortel et éternel. Des êtres sortis de son sang sur lesquels il a veillé et qui le veillent à leur tour. Une dernière fois.
Et quant le temps du dernier souffle est venu, Taupapa lève un dernier regard en arrière avant de détourner les yeux et de les lancer vers le haut. Par delà la montagne et d’y contempler la suite du spectacle de la Vie. Un autre spectacle qui transcende les âmes. Et les frontières.
Détourner le regard. À jamais.
Alors, enfin, Taupapa s’endort… »
Mareva Leu
Te Moe a Taupapa – le songe de Taupapa
Spectacle de Tamariki Poerani
Nuit mémorable et palpitante, c’est la magie de To’ata.