Le 16 juillet 1945 eut lieu le premier essai d’une bombe atomique dans un désert.
Robert Oppenheimer était le directeur scientifique du centre de Los Alamos, destiné à mener à bien le projet Manhattan de fabrication de l’arme nucléaire. Plus tard, il confia ses états d’âme au moment de l’explosion.
« À ce moment, chacun oubliait ce qu’il s’était proposé de faire, comme paralysé par la violence de l’explosion. Cramponné à un pilier de la salle de contrôle, je me rappelais ce passage de la Bhagavad-Gītā, poème sacré des hindous:
Si la lumière de mille soleils
Éclatait dans le ciel
Au même instant ce serait
Comme cette glorieuse splendeur…
Puis, lorsque le nuage géant, sinistre, s’éleva là-bas, un autre passage d’un poème hindou me revint en mémoire:
Je suis la mort qui ravit tout, qui ébranle les mondes.
Il est assez frappant que, parmi tous les assistants, aucun ne réagit objectivement tel qu’il se l’était imaginé. Quelques personnes riaient, quelques personnes pleuraient. La plupart des gens étaient silencieux. Tous, même ceux qui étaient sans attaches ou même sans tendances religieuses, c’était la majorité, racontèrent l’événement en des termes empruntés aux domaines du mythe ou de la théologie. Le général Farrell par exemple :
Le pays tout entier se trouva dans une lumière dévorante, bien plus violente que celle du soleil à midi… Au bout de trente secondes, l’explosion se produisit, la pression de l’air frappa durement les gens et les choses et, presque aussitôt, on entendit un grondement persistant et lugubre, pareil à un avertissement du jugement dernier.
À ce tonnerre, nous comprîmes, que nous avions eu, êtres infimes, l’audace sacrilège de toucher aux forces jusqu’ici réservées au Tout-Puissant.
Nous savions que le monde ne serait plus le même.»
Dans les jardins de Pa’ofa’i, au centre de Papeete, quelques cocotiers se dressent, imperturbables, face à l’océan Pacifique et au soleil serein. A côté d’eux, une sculpture de bois représente une immense croix de Lorraine qui pénètre au coeur d’une silhouette polynésienne pour y exploser.
Difficile de balayer d’un revers de main les essais nucléaires, aériens puis souterrains, menés par la France entre 1966 et 1996 au Centre d’Expérimentations du Pacifique, dans l’archipel des Tuamotu. Difficile de balayer d’un revers de main une blessure, une plaie ouverte mal cicatrisée, une souffrance, même au nom de l’indépendance de la France.
Le 2 juillet 1966, ne pouvant plus effectuer d’explosions nucléaires dans le Sahara, la France procède au tir Aldebaran sur l’atoll de Moruroa, sans avertir la population des impacts de l’exposition à la radioactivité. En l’espace de trente ans, cent quatre vingt treize tirs aériens ou souterrains seront effectués en Polynésie, l’ensemble représentant près de trois mille fois la puissance de la bombe d’Hiroshima. Imposés au nom d’une certaine idée de la grandeur de la France, l’histoire enseigne que la raison d’état est rarement raisonnable.
Il est vrai qu’au tout début de l’implantation du CEP, peu de Polynésiens se sont opposés aux essais nucléaires, la majorité étant maintenue dans l’ignorance.
Ce n’est que plus tard que les Polynésiens ont ressenti, de manière viscérale, comme une profonde injustice, le fait que la France ait effectué ses essais nucléaires sur leurs terres, leur fenua, leur laissant pour toujours un lourd héritage.
Ces explosions souterraines ont fragilisé les fonds sous-marin, entraînant un risque d’effondrement des atolls de Moruroa et Fangataufa qui engendrerait alors un tsunami.
Des débris toxiques et radioactifs, des métaux lourds, des centaines de kilos de plutonium dont la radioactivité ne sera neutralisée que dans cent quarante mille ans, contaminent toujours durablement les sols et menacent la population. À l’époque, le discours officiel français assure que les résidus seront contenus et vitrifiés dans le basalte sous-marin. Mais en 2006, le ministère de la Défense reconnaît que près d’un tiers des tirs souterrains ont produit des fuites de gaz et d’autres matières nucléaires vers la surface des sols ou de l’océan.
L’ancien site est aujourd’hui une décharge. Au début des années 1980, des cyclones envoient dans le lagon quantité de fûts de déchets nucléaires entreposés sur Moruroa. Les militaires utilisent alors des puits souterrains pour entasser des tonnes de déchets radioactifs : gravats, matériels et équipements contaminés.
Aux milliers d’habitants et travailleurs irradiés pendant les essais, ayant occasionnés cancers de la thyroïde et leucémies, il faut ajouter les déficits de naissance, malformations congénitales et infirmités, transformations génétiques que subissent toujours un nombre non négligeable d’enfants polynésiens, comme le montre une étude publiée par l’Observatoire des armements.
Entre 1966 et 1975, l’armée française a procédé à quarante et un tirs atmosphériques de bombes A ou H puis à cent cinquante cinq tirs souterrains jusqu’en 1996. Une estimation du ministère de la Défense reconnaît que Tahiti a été exposée à trente neuf reprises à des retombées radioactives, Tureia, trente sept fois, l’archipel des Gambier, trente et une fois, l’île de Raivavae aux Australes, quatorze fois, l’île de Hiva Oa aux Marquises, vingt six fois et Bora Bora, dix sept fois.
Les conséquences sanitaires ont été longtemps cachées par l’armée française. Le système de santé polynésien était en effet tenu par des médecins militaires jusqu’en 1994. Aucun registre de cancers ni de leucémies n’était alors tenu et les archives des hôpitaux locaux ont été rapatriées en France où elles ne sont pas accessibles.
Durant toute la période des essais et jusqu’à aujourd’hui d’ailleurs, les services de surveillance de l’État n’ont, à aucun moment, alerté la population pour avoir constaté des niveaux de radiation dangereux pour la santé, et par le fait, ont laissé la population du pays consommer sans réserve l’eau de pluie dans les atolls des Tuamotu, ainsi que toutes les productions agricoles et vivrières, les poissons, les crustacés, les viandes…
Comme l’ont révélé les archives ouvertes suite à la levée du secret défense en 2013, c’est en toute conscience de leurs impacts sanitaires que la France a procédé à ces explosions, irradiant ses propres citoyens polynésiens après avoir irradié les Algériens. Malgré le vote de la loi Morin, seules vingt personnes dont seulement sept Polynésiens ont pu bénéficier d’une indemnisation à ce jour sur près de mille dossiers déposés.
Il est une incidence peut être encore plus sournoise. La société polynésienne, fragile car longtemps protégée par son isolement des influences extérieures, avait pu maintenir à peu près intacte sa culture. L’afflux massif de contingents militaires et d’argent facile au cours de la période d’activité du Centre d’Expérimentations du Pacifique occasionne un bouleversement en profondeur. L’économie de la bombe provoque rupture brutale du mode de vie, crise d’identité et fracture sociale.
La Polynésie française, dénommée alors Établissement français de l’Océanie, vivait principalement de ses productions. Les ressources de l’économie polynésienne provenaient pour l’essentiel de l’exportation de biens agricoles, vanille, nacre, oranges, coprah, café et des phosphates de Makatea.
La population active se composait d’agriculteurs, pêcheurs vivant en autosubsistance, une petite partie connaissait les débuts du salariat grâce à l’extraction des phosphates. Les biens industriels et les services étaient peu répandus.
La Polynésie française devient en peu d’années l’une des plus riches des petites économies insulaires du Pacifique Sud et l’une des plus occidentalisées. D’un système traditionnel de type communautaire, la société polynésienne fait place à une société de type occidental à caractère plus fortement individualiste. Les activités et le savoir faire traditionnel sont plus ou moins abandonnés avec l’entrée dans un mode de vie occidentalisé et urbain.
Cette acculturation rapide et violente contribue à la perte de repères, du sens des valeurs, du respect d’autrui, de la convivialité et du respect de l’environnement.
« Sans la Polynésie, la France ne serait pas la grande puissance qu’elle est, capable d’exprimer, dans le concert des nations, une position autonome, indépendante et respectée. La Polynésie française a participé de manière déterminante à la Défense nationale et à la Sécurité extérieure de la France qui ne l’oubliera jamais ».
Jacques Chirac
Juillet 2003
Pour témoigner de la solidarité de la France, Jacques Chirac avait alors décidé la pérennisation du Fonds de Reconversion de l’économie polynésienne, initialement créé pour dix ans afin de compenser la perte financière que représentait la fermeture du Centre d’expérimentation du Pacifique.
Certes, mais cette Dotation Globale d’Autonomie versée à la Polynésie pour faire face aux conséquences sanitaires et environnementales ne cessera de diminuer au gré des arbitrages budgétaires : fixée à cent cinquante millions d’euros en 1996, devenu quatre vingt quatre millions d’euros en 2016.
Ce n’est qu’en février 2016 que la République Française a reconnu devant les élus de la Polynésie française que les essais nucléaires menés sur les atolls de Moruroa et Fangataufa avaient bien eu un impact sur l’environnement ainsi que sur la santé des habitants des cinq archipels composants le territoire et qu’elle s’engageait à ce que la dotation soit sanctuarisée dans le statut d’autonomie de la Polynésie.
Difficile de balayer d’un revers de main une blessure, une plaie ouverte mal cicatrisée, une souffrance. Difficile sans doute aussi, et pourtant si nécessaire, d’instaurer un climat de confiance et d’harmonie afin que la République reconnaisse sa responsabilité, assume les conséquences qui découlent de cette reconnaissance, et que chaque victime de cet épisode douloureux soit reconnue et indemnisée. Alors il appartiendra à chacun de ne plus nourrir indéfiniment l’amertume et la haine.
« Regarder tout notre passé en face, c’est une des clés de notre cohésion nationale. C’est une force supplémentaire pour notre avenir car c’est la marque de notre capacité à avancer, ensemble. »
Jacques CHIRAC,
Journée commémorative du souvenir de l’esclavage et de son abolition.
10 mai 2006
L’imagination humaine est à peu près capable de visionner l’effet possible des plus graves déchaînements naturels, éruptions volcaniques, tornades, cyclones, séismes, tsunami…
Elle connaît bien la guerre, les enfers que les hommes peuvent déchaîner, pluies d’obus, napalm, mines anti-personnel, armes chimiques ou bactériologiques.
Elle apprend les actes terroristes, la barbarie, l’ignominie.
Tous ces degrés de violence, croit-elle, laisse derrière eux des survivants, et une vie possible.
Ces calamités peuvent annihiler le présent, et même le passé, elles laissent un avenir ouvert.
L’atome, lui, tient ses promesses, la mort totale. Après l’explosion, soufflé, carbonisé, vitrifié, évaporé, ou même sans explosion, la mort dans l’air, inodore, indolore, incolore, la mort sans ennemi, la mort même par les plus belles journées estivales, même dans le plus bel environnement, même en compagnie de ses intimes les plus proches…
Et puis, le néant vaste et noire…
« Mais d’abord, mais avant tout, il faut rompre le cercle de fatalité, le cercle de fer, le cercle de haine où les revendications mêmes justes provoquent des représailles qui se flattent de l’être, où la guerre tourne après la guerre en un mouvement sans issue et sans fin où le droit et la violence, sous la même livrée sanglante, ne se discerneront presque plus l’un de l’autre, et où l’humanité déchirée pleure de la victoire de la justice presque autant que sa défaite.
Surtout, qu’on ne nous accuse point d’abaisser ou d’énerver les courages. L’humanité est maudite si pour faire preuve de courage elle est condamnée à tuer éternellement. Le courage, aujourd’hui, ce n’est pas de maintenir sur le monde la nuée de la guerre, nuée terrible, mais dormante, dont on peut toujours se flatter qu’elle éclatera sur d’autres.
Le courage, ce n’est pas de laisser aux mains de la force la solution des conflits que la raison peut résoudre. Car le courage est l’exaltation de l’homme et ceci en est l’abdication. »
Jean Jaures
Discours à la jeunesse
Albi – 1903
« Le monde est ce qu’il est, c’est-à-dire peu de chose. C’est ce que chacun sait depuis hier grâce au formidable concert que la radio, les journaux et les agences d’information viennent de déclencher au sujet de la bombe atomique. On nous apprend en effet, au milieu d’une foule de commentaires enthousiastes, que n’importe quelle ville d’importance moyenne peut être totalement rasée par une bombe de la grosseur d’un ballon de football. Des journaux américains, anglais et français se répandent en dissertations élégantes sur l’avenir, le passé, les inventeurs, le coût, la vocation pacifique et les effets guerriers, les conséquences politiques et même le caractère indépendant de la bombe atomique. Nous nous résumerons en une phrase : la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie.
Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif et l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques. En attendant, il est permis de penser qu’il y a quelque indécence à célébrer ainsi une découverte qui se met d’abord au service de la plus formidable rage de destruction dont l’homme ait fait preuve depuis des siècles. »
Albert Camus
Éditorial du journal Combat
8 aout 1945
Post Scriptum
Chère lectrice, Cher lecteur,
Tu auras peut être trouvé cet article d’une tonalité un peu trop noirceur obscure de mille soleils.
Ce n’est pas le ton habituel du blog que je nourris de mes impressions de voyage.
À chaque escale, j’essaye de vivre au plus proche du quotidien de la population, de comprendre l’histoire, d’appréhender la culture, de faire de belles rencontres.
Apres plusieurs mois en Polynésie, il m’était difficile de balayer d’un revers de main une blessure, une plaie ouverte mal cicatrisée, une souffrance…