D’une Vague à l’Autre – Histoire d’Urgence

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Sur la passerelle, alors que le soleil poursuit sa course immuable et laisse place à l’obscurité, je suis pris de mélancolie à l’évocation de la nuit précédente évanouie dans les ruelles de Singapour. L’hôtel Raffles, orné de palmiers bruissant et de frangipaniers, ses salons remplis de curiosités asiatiques et de tapis orientaux. Des voyageurs nantis et de simples curieux déambulent dans le grand hall sur des planchers en teck, sous des plafonds sans fin où viennent s’accrocher des ventilateurs qui brassent paresseusement la chaleur moite d’une fin d’après midi. C’est l’heure du Sling, cocktail légendaire au charme désuet.

L’exploration gastronomique dans cette grande cantine de rue, un endroit surpeuplé où des dizaines de baraques préparent une prodigieuse variété de nourriture. Ici, parmi le tapage des ordres criés, les parfums du gingembre et du curry, le grésillement des oignons frits, les cuisines malaises, indonésienne, indiennes et chinoises se subliment pour satisfaire la curiosité du passant, prêt à s’abandonner au plaisir des papilles. Un défilé de qipaos, les robes traditionnelles chinoises. Moulantes, fendues tout au long de la ligne des cuisses, laissant entr’apercevoir la forme si émouvante du galbe, le col haut, taillées dans des soies fleuries ou rayées. Elles magnifient les formes graciles des sublimes eurasiennes qui trainent leur langueur nostalgique au long des grands boulevards.

Mon quart finissant, je quitte la passerelle et la mélancolie pour rejoindre le carré des officiers et le diner qui m’attend. Je n’ai pas le temps de déplier ma serviette que le maitre d’hôtel me fait des signes trépidants par l’ouverture du passe plats. Dans l’office se tient un matelot couvert de sang de la tête aux pieds. Il tient sur le haut du crane un mouchoir qui s’est teinté d’un rouge écarlate. C’est l’heure de se remémorer les cours de secourisme et d’hygiène de l’école, les stages à la croix rouge, c’est l’heure de faire face à une situation d’urgence.

Sur les lieux d’un accident, agissez avec précision en toute sécurité, ne dépassez pas vos compétences, ne jouez pas les héros. Certes, mais pas d’appel de secours, ni le 18, ni le 15, ni 17, ni borne d’appel d’urgence sur un pétrolier au large. Pas d’alerte possible, alors rester calme, observer, réfléchir et agir. J’examine mon patient assis sur un tabouret de l’infirmerie. Sous le mouchoir, ce n’est pas bien jolie, la mince peau qui recouvre le crane est ouverte sur plus de dix centimètres en arc de cercle comme un beau croissant de lune, mais l’heure n’est pas à la poésie.

Un lavage minutieux de mes mains au savon de Marseille et à la brosse, en frottant vigoureusement les mains, les poignets et sous les ongles. Les mains passées à l’alcool. Nettoyage de la plaie avec une solution antiseptique, à l’aide d’une compresse en la passant du centre vers l’extérieur. L’usage de deux trois compresses, ne me permet pas d’obtenir un nettoyage satisfaisant, je m’aperçois alors que lorsque je me retourne pour changer de compresse, le matelot qui a gardé son mouchoir en main ne trouve rien de mieux que de le repositionner sur sa plaie. Cela part certainement d’un bon sentiment mais je saisis son mouchoir et le jette violemment. Oui, je sais, rester calme…

Rasage des cheveux autour de la plaie pour éviter toute inflammation lors de la cicatrisation de cette dernière. Pose des agrafes, c’est le moment de bravoure, une première. Je vous fais grâce du mode d’emploi. La pratique va se révéler bien éloignée de la théorie. Au premier quart de la longueur de la plaie vient se ficher une première agrafe, non sans un certain soulagement, voir la satisfaction du bel ouvrage. Je décide de poser la deuxième symétriquement à l’autre extrémité de la plaie. Cette deuxième agrafe n’a pas le temps de se positionner que la première sous la pression s’échappe, prend son envol, effectue plusieurs sauts périlleux pour finir sur le carrelage, consternation.

Il me faudra poser une quinzaine d’agrafes, quelques sueurs froides, rester calme, pour qu’une dizaine d’entre-elles accepte de participer à la suture du cuir chevelu, les autres ayant préféré jouer à celles qui bondiraient le plus haut. Je ne laisse pas mon patient regagner sa cabine sans lui administrer par précaution un sérum de gammaglobulines antitétaniques par voie intramusculaire. Il suffit de diviser la fesse en quatre, choisir le quart externe supérieur, une petite claque du dos de la main pour détendre la chair, planter la seringue d’une manière franche et rapide sans hésitation, injection, un jeu d’enfants.

Après ces actes médicaux au tarif de nuit, je n’ai plus très faim, je n’ai pas vraiment sommeil non plus. Une petite flute de champagne, le regard furetant sur les qipaos, pour me désinfecter l’esprit serait la bienvenue.

«  Il y a un instant entre la quinzième et la seizième gorgée de champagne, où tout homme est un aristocrate » – Amélie Nothomb

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