J’embarque sur le Brissac en tant qu’officier mécanicien, plus particulièrement en charge des chaudières et des circuits vapeur. Un rôle qui me plait. J’aime surveiller la production de cette vapeur ultra sèche à plus de cinq cents degrés et dont les soixante bars de pression entrainent dans une danse folle, une valse à beaucoup plus de mille temps, les aubes des turbines. Contrôler les six bruleurs qui dégorgent le fioul lourd à l’inflammation immédiate, pulvérisé par les bruleurs, au sein de la chambre de combustion, je pourrais dire une suite. Dénicher la combustion la plus efficiente au travers du juste équilibre d’apport d’air. Je ne me doute à aucun moment que ce béguin pour la technologie va tourner aux déboires d’un amant éconduit, pour ne pas dire au cauchemar, puis à l’exaltation d’une aventure humaine hors du commun.
Il était une fois… Le port de Rotterdam, Europoort, le terminal pétrolier le plus important au monde qui déploie sur un vaste delta engendré par l’estuaire du Rhin, la Meuse et l’Escaut, ses chenaux, ses docks, ses darses, ses bassins, ses quais, ses citernes, ses terminaux pétroliers, pétrochimiques, ses raffineries. Durand cet escale, où nous allons décharger 270 000 tonnes de pétrole brut en moins de quarante huit heures, nous devons faire le plein de fioul, environ 30 000 tonnes. La bonne surprise c’est que la densité est annoncée à moins de 1,00 soit un fioul plus léger que l’eau alors que nous avons l’habitude de récupérer le fioul de fond de cuve dont personne ne veut. Il est tellement léger que nous ne pourrons embarquer le tonnage prévu, le volume excédant les capacités de nos réservoirs.
Appareillage en début d’après midi, chenal de la Meuse, chenal d’Europoort, pour rejoindre la mer du nord, cap au sud, vitesse dix nœuds. En soirée, le commandant me demande de descendre en salle des machines. Nous avons reçu nos instructions, un affrètement nous attend au golfe Persique et devons adopter notre vitesse maximum soit quinze nœuds.
La montée en allure est progressive, la machine commence à lâcher les chevaux, les tours minute de l’hélice s’élèvent. Sur le grand tableau des alarmes qui en comptent plus de deux cents, une sonnerie stridente, un voyant rouge, une palpitation cardiaque : Température vapeur surchauffé haute, rapidement suivi d’une deuxième alarme, re sonnerie, re voyant, re palpitation : Température vapeur surchauffée très haute. Un coup d’œil sur les thermomètres, 550° Celsius contre 515° en temps normal. A cette température, au risque d’endommager les pales des turbines, nous devons réduire l’allure. J’appelle le commandant, nous convenons d’une vitesse à douze nœuds. Demain matin, il fera jour, nous y verrons plus clair.
08h00, après une nuit où j’ai ressassé toutes les causes possibles de cette température excessive, nous tentons à nouveau d’augmenter l’allure. Même cause, même effet, le phénomène se reproduit à l’identique. Nous contrôlons tous les paramètres et restons sans explication évidente immédiate.
C’est par télex, le téléphone satellite n’est pas encore de mise, que nous communiquons au siège à Courbevoie, la situation. Comme nous pouvions nous y attendre, le service technique, tout en choisissant les mots appropriés, nous traite ni plus ni moins d’incapables, et pourquoi pas de bachi-bouzouks, d’ectoplasmes à roulettes ou de moules à gaufre. Comme par hasard, le service commercial a négocié cet affrètement à un taux Wordscale, définissant le coût du transport, très avantageux par les temps qui courent, défavorables au transport pétrolier. Mais pour cela nous ne devons pas louper le créneau calendaire, donc vitesse maximum exigée. La pression, pas celle des chaudières, culmine à son paroxysme au treizième étage du siège social.
Alors que dire lorsque nous demandons pour en avoir le cœur net, de mettre bas les feux une chaudière afin d’effectuer un examen. La réponse ne tarde pas: Anthropopithèques, bande d’emplâtres, bougres d’amiral de bateau lavoir, cloportes, écornifleurs, espèces d’analphabète diplômé, forbans, moussaillons du diable, sapajous. Mille sabords, n’en jeter plus. Nous avons compris et avons une petite idée, un peu mutine, j’en conviens.
C’est le vendredi de pâques et d’ici quelques heures, tous ces messieurs les ingénieurs du service technique seront pour les uns sur la côte normande, pour d’autres en forêt de Sologne. Reste à attendre 18h pour envoyer un télex signifiant que, sans contre ordre de la part du chef du service technique, nous mettrons bas les feux une chaudière pour un contrôle technique. Oui, ce n’est pas très fair play, et alors. Après tout, en mer, le commandant est seul maitre à bord. Mardi matin, il y a longtemps que nous aurons remis en route avec le secret espoir que, nous aurons alors une bonne explication à fournir.
Mettre bas les feux, ce n’est pas se contenter de fermer l’arrivée du fioul. C’est une suite de processus de prés de deux heures pour faire chuter doucement en évitant les chocs thermiques, la pression, la température. C’est encore deux bonnes heures avant de pouvoir pénétrer à une température raisonnable de prés de soixante degrés à l’intérieur.
Dés notre entrée par un trou d’homme au sein de la chambre de combustion, excusez moi, je veux dire la suite, l’examen des tubes de surchauffe révèle un dépôt de sédiments métalliques anormal qui obstrue partiellement le passage de l’air de combustion entre les tubes. C’est le ralentissement du flux d’air qui provoque la surchauffe. Nous tenons notre diagnostic : les dépôts ne peuvent provenir que de la qualité du fioul qui avec sa densité si légère renferme un lourd secret. Reste à attendre mardi matin pour une nouvelle confrontation avec le siège social.
Pour patienter, j’imagine non sans une certaine malice, la tête furibonde du service technique à la découverte du télex. Il faut compter sur un début d’échange houleux par grand vent frais lors de la communication radio. Je vous fais grâce du détail qui ne viendrait que témoigner des bassesses humaines. Disons pour résumer qu’il faudra du temps, beaucoup de temps, énormément de temps pour que le service technique persuadé d’avoir réalisé une bonne affaire, avec l’achat de ce fioul bon marché à Rotterdam, consente à demi mots s’être tout simplement fait escroqué par la livraison d’un fioul frelaté, subtil mélange d’huile de vidange d’où les dépôts métalliques et de gazole d’où la faible densité.
Malgré nos demandes répétées, ce fioul ne sera pas débarqué, nous le brulerons jusqu’à la dernière goutte, ce qui va demander de la part de tout l’équipage un effort surhumain. Au long des semaines suivantes, jour après jour, le plan de travail, du simple nettoyeur au chef mécanicien, mais également des équipes du pont, du matelot au commandant, ne sera piloté que par notre double objectif de conserver au maximum notre vitesse pour décrocher cet affrètement aux œufs d’or et d’assurer l’entretien de nos chaudières.
Il s’agit alors, tous les trois jours, de mettre bas les feux une chaudière, chacune leur tour, pour les nettoyer. Un seul procédé : décoller les sédiments métalliques à l’aide de burins, barre à mines et autres marteaux en évitant d’endommager les tubes. Un quart d’heure maximum à l’intérieur pour ne pas aller au delà du raisonnable par soixante degrés. C’est tous les membres de l’équipage qui se relaient pour frapper, ramasser, nettoyer, évacuer. Un travail de titan effectué par des fourmis dans la chaleur, l’humidité, la sueur, la fatigue, la suie.
Pour cette corvée, les horaires sont adaptés. Un officier mécanicien vient démarrer l’extinction de la chaudière à 2h00 du matin. Le travail à l’intérieur commence à 6h00 et se poursuit jusqu’à 12h00 ou la chaudière est rallumée, quatre heures sont nécessaires pour la remise en service. L’après midi, quartier libre pour tout l’équipage à l’exception de l’officier qui surveille la montée en pression. Les nerfs à vifs, l’adrénaline en effervescence, il m’est impossible de trouver le repos au cours de ces après midi. Je me rappelle de parties de mini tennis endiablées, jusqu’à l’épuisement, avec le second mécanicien pour tenter de nous détendre, comme un défoulement salvateur.
- Trente-cinq jours sans voir la terre. Pull rayé, mal rasé.
- On vient de débarquer (cargo de suie)
- Trente-cinq jours de galère. Et deux nuits pour se vider.
- (La nuit, te suis, change de port, cargo de nuit)
- J’avance sur ce quai humide. La sueur brûle comme l’acide
- L’enfer va commencer (cargo de nuit).
- Bière chaude et narguilé. Chez Mario, tout oublier
- (La nuit te nuit, change de port)
- Mais cette machine dans ma tête. Machine sourde et tempête
- Mais cette machine dans ma tête. Leitmotiv, nuit secrète
- Tatoue mon âme à mon dégoût (Cargo de nuit)
- Lanterne rouge : je guette l’entrée. L’alcool est mon allié
- L’amour, il faut payer (cargo d’ennui)
- Virée grasse, elle m’entraîne.
- Vers l’angoisse et la rengaine (la nuit, d’ennui, change de port)
- J’ai voulu tout chaviré. Mon espoir s’est échoué
- J’en ai marre de ramer. La détresse polluée. L’océan de mes pensées
- Et cette machine dans ma tête. Machine sourde et tempête
- Et cette machine dans ma tête. Leitmotiv, nuit secrète
- Tatoue mon âme à mon dégoût
- (Cargo de nuit, la nuit, cargo de nuit…)
Axel Bauer
L’opération de nettoyage sera renouvelée plus de vingt fois. Nous décrocherons l’affrètement de l’année. Ensemble, nous avons réussi, bien au delà de nos objectifs. Nous avons fait corps. Des relations amicales fortes et sincères, de la solidarité en toutes circonstances, de la convivialité, du courage, de l’ouverture du cœur des gens de mer.
Sur un navire, l’équipage est solidaire par obligation, mais la mise en oeuvre impérative de cette solidarité est une des valeurs gratifiantes de ce métier. Juste deux souvenirs au commerce, parmi d’autres.
Ligne tour du monde: retour de flamme d’une chaudière auxiliaire, le troisième mécanicien et son graisseur brulés mais soignés restent à bord. Nous finissons les deux mois de voyage en quart par bordée à la machine.
Fin de traversée du Pacifique: un piston du MP à changer, stoppés par le travers d’une grosse houle, fort roulis, le bosco et deux matelots, experts en manoeuvres des treuils de déchargement, viennent sécuriser le dangereux ballant de cette pièce.