Dans tous les ports du monde, il y a des quais, des môles, avec des badauds, des curieux, des femmes de marins, des femmes à marins, des rêveurs, des voyageurs.
Sur tous les quais du monde, il y a des rails, des grues, des portiques et des hommes qui travaillent, des lamaneurs, des dockers, des pilotes de remorqueurs.
Sur le quai, dans un chaos de ferrailles et de conteneurs, de tôles et de madriers, de cris et de sifflets, la musique stridente des grues qui chargent inlassablement leurs énormes fardeaux où l’on devine parfois la roue d’une mobylette, la carrosserie rutilante d’un 4 x 4, une benne de chantier et puis aussi d’autres ballots de taille plus modeste, des sacs de riz, des morceaux de maisons préfabriquées, une machine à laver, des glacières chargées jusqu’à la gueule d’on ne sait quoi.
Sur tous les quais du monde, il y a des vapeurs d’huile, de graisse marine, de suif, de chanvre, de cambouis, de marée, de peinture, de sueur, de sel, d’adrénaline, et puis des sourires éclatants, des pleurs déchirants, des déluges de larmes, des cris d’espoir, des cris de désespoir, des baisers langoureux, des câlinous tendres, des regards énamourés, des émotions discrètes.
Sur tous les quais du monde, un parfum, pas une simple eau de toilette, ni même une eau de parfum, non c’est le parfum, un absolu de parfum. Un parfum d’Humanité comme une grande farandole, celle du temps de vivre, du temps d’aimer, un fabuleux carnaval de sentiments, un manège vertigineux, une sarabande des sens, des saveurs, des parfums, des effleurements, une fête foraine dédiée aux cœurs tendres et sensibles.
« Un port est un séjour charmant pour une âme fatiguée des luttes de la vie. L’ampleur du ciel, l’architecture mobile des nuages, les colorations changeantes de la mer, le scintillement des phares, sont un prisme merveilleusement propre à amuser les yeux sans jamais les lasser. Les formes élancées des navires, au gréement compliqué, auxquels la houle imprime des oscillations harmonieuses, servent à entretenir dans l’âme le goût du rythme et de la beauté. Et puis, surtout, il y a une sorte de plaisir mystérieux et aristocratique pour celui qui n’a plus ni curiosité ni ambition, à contempler, couché dans le belvédère ou accoudé sur le môle, tous ces mouvements de ceux qui partent et de ceux qui reviennent, de ceux qui ont encore la force de vouloir, le désir de voyager ou de s’enrichir. »
Charles Baudelaire
Le port
Bien sur, il y a le Vieux Port à Marseille mais aussi le Bassin des Goélettes à Paimpol, ou encore Cape Town enchâssé dans une baie majestueuse mais le port qui fait battre mon cœur plus vite, frissonner mon corps, émerveiller mon âme, c’est Valparaiso, vallée du paradis, c’est le mythe absolu pour tous les marins du monde, escale obligée de tous les navires passant par effronterie le Cap Horn ou cédant à la modestie par le détroit de Magellan. Mais c’est également bien plus que cela.
C’est une ville dont les murs suent l’histoire, celle des séismes par les lézardes ou par leur enchevêtrement, celle des matelots et des filles de joie dans des bouges où se rassemblent les vagabonds et les bohémiens. Son labyrinthe de ruelles, ses funiculaires brinquebalants, les perspectives qui changent à chaque pas, l’incessant combat que se livrent la nature et la ville, la roche brute contre l’immeuble, l’arbre dont les racines empiètent sur les escaliers, des collines sauvages. Mais c’est également bien plus que cela.
Valparaiso n’est que couleurs, celle de l’argent qui fréquente le bord de mer et fuie les collines, celle des containers sur les quais qui attendent de se faire saisir par un portique, un parallélépipède de trente huit mètres cubes, acteur anonyme de la mondialisation, qui transporte et diffuse toutes les marchandises solides qui se vendent dans le monde, du textile à l’ordinateur, celle des maisons accrochées aux collines, celles des fresques peintes sur les funiculaires, celle des graffitis qui couvrent les murs, celle des microbus privés qui en horde sauvage s’arrachent le client à la volée, celle du trolley, le plus vieux encore en service régulier dans le monde avec des machines construites au tout début des années cinquante par la Pullman Standard Company. Mais c’est également bien plus que cela.
Valparaiso est insoumise, tapageuse, picaresque, crasseuse, infiniment belle et tellement humaine.
« Comme tu es inconséquente, tu n’as pas peigné tes cheveux, tu n’a jamais le temps de t’habiller, tu t’es toujours laissé surprendre par la vie. »
Pablo Neruda
Valparaiso, Ah ! Valparaiso, mon amour…
Il n’est pas nécessaire d’habiter un port, ni même au bord de la mer, pour être sensible à l’univers portuaire, à l’atmosphère qui s’en dégage, à l’esprit qui y règne. Le philosophe Jean Grenier, dans un de ses ouvrages rapporte cette observation :
« Dans le vaste espace circulaire d’une arène, le taureau, à peine entré, élit un lieu, se l’approprie, s’y tient, y revient sans cesse. C’est la querencia, que rien ne distingue véritablement aux yeux de spectateurs, d’une autre zone de l’arène. »
Nous aussi nous possédons notre querencia, lieu d’élection repaire. En ce qui me concerne, ce sont les ports, tous les types de ports pourvu qu’il soient dédiés à la voile, à la pêche ou au commerce. Même si le port n’est pas le lieu d’un véritable apaisement, trop statique, trop définitif, seul le navire apporte la paix de l’âme.
Peut-être les marins sont-ils sensibles, plus que d’autres, à la dimension précaire de la vie au caractère incertain et fragile, éphémère de l’existence ?
Alors le navire, protecteur et enveloppant comme une matrice, se révèle être, plus encore que le port, une réponse à ce qui apparaît à bien des égards comme l’essence de l’être humain : la fragilité.
Je me souviens d’une discussion avec un médecin des gens de mer lors d’un examen cardiaque :
« Etre marin, c’est une manière de parvenir à concilier deux impératifs opposés : une exigence de mouvements et de changements, d’une part, le souci de protection, de sécurité, partagé par tous les êtres humains d’autre part. »
Si bien que le marin à l’image de Marius, ne rêve que de prendre le large vers des pays lointains, comme l’a merveilleusement transcrit Marcel Pagnol, le poète de Marseille, dont la sincérité et l’authenticité en ont fait une œuvre universelle d’Humanité :
« Il y a longtemps que cette envie m’a pris… J’avais peut-être dix-sept ans… et un matin, là, devant le bar, un grand voilier s’est amarré… C’était un trois-mâts franc qui apportait du bois des Antilles, du bois noir dehors et doré dedans, qui sentait le camphre et le poivre. Il arrivait d’un archipel qui s’appelait les Iles Sous le Vent… J’ai bavardé avec les hommes de l’équipage quand ils venaient s’asseoir ici ; ils m’ont parlé de leur pays, ils m’ont fait boire du rhum, de là-bas, du rhum qui était très doux et très poivré. Et puis un soir, le beau trois- mâts qui s’en allait… Il est parti contre le soleil, il est allé aux Iles Sous le Vent… Et c’est ce jour-là que ça m’a pris. »
Oui, Gérald, le port c’est cela pour moi aussi, très belle évocation mais c’est le port du passé.
En restent ils conformes à cette image, sans doute, mais pas les grands ports que nous avons fréquenté ?
Dans les vastes plaines des ports à conteneurs, le grutier est à vingt mètres au dessus du sol.
Dans les sites les mieux équipés, les chariots se dirigent seuls vers leur emplacement, guidés par je ne sais quel procédé de gestion et de guidage. Je n’ai pas connu cet environnement et le port reste pour moi ce foisonnement apparemment désordonné mais ou l’homme passe, travaille et reste visible.
Il y a aussi les mouillages, d’attente, de chargement, mornes ou animés, calmes ou dangereux….
Je vais essayer de m’en souvenir……