D’une Vague à l’Autre – Sainte Adresse 1975-1978

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Ancien village de pêcheurs, Sainte-Adresse est devenue une station balnéaire réputée et une commune résidentielle bourgeoise. Ses falaises, son cap de la Hève, sa longue plage ourlée de cabanes aux rayures bleus et blanches, ses villas témoins du temps qui passe, son panorama unique sur la baie de Seine et la lumière de l’estuaire qui n’a pas laissé insensible les impressionnistes.

Ce village est paisible, Il semble éternelle, sans doute trop pour un étudiant, comme si Claude Monet l’avait placé hors du temps dans son tableau, la terrasse de sainte Adresse, réalisé en 1867. Je ne passerai à sainte Adresse que le temps des cours, si je puis dire,  à l’école nationale de la marine marchande, située sur les hauteurs du cap de la Hève qui permet d’avoir une vue privilégiée, notamment à partir de la passerelle de navigation, sur la baie et le trafic maritime à l’entrée du port du Havre.

Le Havre, c’est avant guerre la ville de naissance de papa, la boulangerie de mamie sur les docks et ses pains de quatre livres, l’heure de gloire de la Compagnie Générale Transatlantique, surnommée la French Line,  et ses grands paquebots tel le mythique Normandie qui relie Le Havre à New York en quatre jours à prés de trente nœuds, propulsé par ses cent soixante mille chevaux de feu et d’acier. Le Havre, c’est aussi une ville sinistrée par la seconde guerre mondiale.

Pour mon papa et ma mamie, une vie quotidienne déchirée de douleurs par le décès brutal de mon grand père, rendue difficile de part l’occupation allemande, les pénuries, les bombardements. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Le Havre subit cent trente deux bombardements planifiés par les alliés, mais les destructions les plus importantes surviennent les 5 et 6 septembre 1944 lorsque les Alliés bombardent le centre-ville et le port pour affaiblir l’occupant. Le bilan des bombardements est lourd : cinq mille morts, Quatre vingt mille sans-abri, cent cinquante hectares rasés, douze mille cinq cents immeubles détruits. Le port est détruit et quelques trois cent cinquante épaves gisent au fond de l’eau. La rade ainsi que l’estuaire sont minés.

Le Havre, c’est pour moi : Du cinéma : à profusion, avec une actrice qui m’apparaissait au delà de l’écran comme une femme incroyablement douée pour communiquer du bonheur : Romy. Dans les années soixante dix, Romy Schneider va me dévoiler ce qu’est la sensibilité, une certaine vérité de la chair suscitant un inlassable appétit du regard. Lumineuse, authentique, sincère, robuste et fragile à la fois, rayonnante de confiance et pétries de doutes intérieurs, l’émotion à fleur de peau.

Les Choses de la vie, Max et les ferrailleurs, César et Rosalie, Le train, L’important c’est d’aimer, Le vieux fusil, Mado, Une femme à sa fenêtre. Tant de films vus et revus, toujours comme une première fois. Je me rappelle très exactement avoir vu Une femme à sa fenêtre dans un cinéma du Havre aujourd’hui disparu, et m’être retrouvé, seul, sur le trottoir d’une grande place, paralysé, tétanisé, bouleversé, chaviré, par une Romy qui n’a jamais été plus belle, plus émouvante, plus palpitante.

« La chambre baignait dans une ombre poreuse toute piquée de raies. Plus près d’eux, le silence de la sieste qui amortissait la vie des humains était leur complice. Ils se jetèrent l’un sur l’autre, le désir qui avait fait son chemin à travers le souci de leurs âmes débouchait enfin. Leur faim avait envie de mordre. Ils se saisirent avec leurs mains et leurs bouches. Il ouvrit les bras. Au moment où le plaisir les fit passer dans son couloir mystérieux, ils se regardèrent dans les yeux avec une ardeur fraternelle. Ils voulaient faire ensemble ce voyage à  travers les enfers où la plupart se quitte et se perde. » Pierre Drieu La Rochelle

Quand je parle de Romy, de l’éveil à la féminité, à la sensualité, mes cordes vocales se nouent, une petite brume envahit mes yeux et trahit mon émotion.

La découverte du rock progressif: Yes, Pink Floyd, King Crimsom, Jethro Tull et Genesis pour qui, au fil du temps, ira ma préférence avec le charisme de son chanteur Peter Gabriel, archange à la face blafarde. Les premiers concerts, les places achetés au noir pour le palais des sports. Des après midi entières chez le grand disquaire de la ville à écouter les dernières nouveautés, à échanger avec les vendeurs. Les conversations sans fin toutes plus subjectives les unes que les autres avec les fans des autres groupes. Les piles de trente trois tours soignés comme des biens précieux, des reliques, confiés aujourd’hui à la garde de ma petite sœur.

Un port : celui qui se pare du gigantisme de ses installations, les docks, les bassins, les différents terminaux, vrac, passagers, containers ou pétroliers, les incessants mouvements de navires mais aussi celui de quai des brumes. Magie des ports où s’inscrivent nos rêves de partance et nos ailleurs chimériques. Refuge des naufragés de la société et royaume des marchands. Dans ce lieu, se côtoient l’idéal et le sordide, la réussite et l’échec. Et cette rumeur lancinante qui nous appelle, les voiles qui frissonnent, le cliquetis des treuils, le battement des moteurs. La magie se trouve dans les yeux  de tous ceux qui rêvent de départ.

Des bistrots de marins : Au bon retour qui se trouve rue des sauveteurs, cela ne s’invente pas. Ou, comment se transporter de la fumée des usines, des silos barrant l’horizon, des montagnes de conteneurs sur les quais, de la brume, du mauvais temps, des chagrins d’amours,  des mensonges et trahisons des filles, des anges qui se révèlent démons, aux Antilles.

Cascades de verdure, murs lambrissés et laqués d’un bleu à faire pâlir les ciels les plus purs, cartes marines sur les tables et d’immenses photos à la gloire des palmiers, des grandes plages, des lagons turquoises et du soleil. Ce bistrot vous parle des Saintes, de la Barbade, des Grenadines, de Tobago et de la Montagne Pelée ou du Diamant.

Le rhum blanc, paille, ambré, vieux qu’ils proviennent de la Mauny, Trois rivières, Neisson, Clément, Dillon ou Depaz à Saint Pierre, est un confident sans pareil, un compagnon sur la seule route qui vaille, celle des rêves. Les pina colada,  banana daïquiri,  caïpirinha, mojito, planteur, rhum arrangé, grog ou ti punch vous invitent au pays des pirates, boucaniers, corsaires, flibustiers, frères de la côte, pour vivre d’or, de rêves et de sang.

Parés des drapeaux noir frappés de la tête de mort, étendards aux tibias croisés, foulard et bandeau sur l’œil crevé ou pas, perroquet juché sur l’épaule, sabre d’abordage au poing, pistolets fumants, jambe de bois, bras se terminant par un crochet d’acier, odeurs de poudre, canons en joue,  grappins, haches, corps à corps, rixes, les galions vomissant leur or n’ont qu’à bien se tenir.

Du sport: au cours de ces trois années, j’ai délaissé le maillot vert flanqué du sept rouge pour devenir joueur, capitaine, entraineur, président du club de football de l’école qui est inscrit dans le championnat universitaire de la région. L’un des problèmes au Havre, c’est la météo qui pour le moins n’est pas très clémente. Cent cinquante neuf jours de pluie pour neuf cent onze millimètres, contrairement aux croyances populaires, ce n’est pas si favorable au développement du gazon, en tout cas à l’entretien des terrains mis à disposition par la mairie. L’autre problème, mais j’invite le lecteur à n’y voir aucune prise de position politique, c’est le maire André Durroméa, communiste, élu depuis 1971.

C’est une personnalité marquante de la ville, ouvrier serrurier, adhérent au parti communiste lors du front populaire alors que mon papa du haut de ses cinq ans manifeste sur les épaules de son parrain, lieutenant colonel au sein des francs tireurs et partisans pendant la guerre, déporté en Allemagne, conseiller général, député, commandeur de la légion d’honneur, alors où est le problème. Comme chacun pourra le deviner, le maire est élu avec les voix des couches populaires. Les ouvriers jouent également au football mais dans le championnat corporatiste.

Alors, lorsque les terrains deviennent impraticables, les services de la mairie réservent systématiquement les terrains sauvegardés du déluge au championnat corporatiste au détriment du championnat universitaire. Les jeunes étudiants rebelles que nous sommes, considèrent cette approche profondément injuste. Nos demandes répétées d’audience auprès des services compétents de la mairie restent sans effet.

Soit, c’est donc le mutin qui sous son sourire enjôleur prend la situation en main. Ce samedi, nous irons jouer sur les belles esplanades gazonnées de la mairie. C’est un match plaisant sur une pelouse en parfait état. L’adversaire se contente d’un jeu d’attente et joue en contre. Dès notre possession du ballon, nous développons des solutions offensives avec de très beaux mouvements sur toute la largeur du terrain pour créer le décalage. Reste à marquer. A l’approche de la mi-temps, c’est la force publique qui intervient et nous contraint à changer immédiatement de sport et à opter manu militari pour un sprint long. Nous finirons par être reçu par monsieur le maire.

Des études: oui, oui, j’y viens. Il est vrai que c’est la raison de ma présence au Havre. Pour ce véritable parcours que représente l’obtention du brevet de capitaine de première classe de la marine marchande, aucune escale dans aucun port ne serait possible, sans l’ardeur du docker, qui s’affaire non pas sur les quais mais sur ses polycopiés à la lumière de sa lampe de bureau. La croisière ira, au gré des vagues et des boussoles égarées, des écueils battant la coque du navire et l’âme de son capitaine,  déroutante parfois lorsque nulle terre ne sera en vue mais au final palpitante et stimulante.

C’est une formation polyvalente qui me permettra de naviguer soit au pont, soit à la machine au gré des besoins de la Maritime BP. La polyvalence cela signifie mathématiques, mécanique, résistance des matériaux, électricité, électronique, automatisme, cosmographie, navigation, calculs nautiques, cartes, construction du navire, théorie du navire, thermodynamique, machine, dessin, technique maritime, anglais, droit, législation et réglementations maritimes, droit commercial, formation nautique, secourisme, hygiène, météorologie, sécurité, travaux pratiques d’atelier pour machines, technologie, électricité et signaux.

L’examen final en trois parties, cinq travaux pratiques, cinq épreuves écrites et un marathon de vingt épreuves orales avec le souvenir pour ces dernières de deux épreuves par jour dont la matière nous était indiquée la veille. Au cours de ces cinq semaines, je me rappelle de soirs de désespoir et d’autres emprunts d’exaltations, le tout pour finir à bon port, le diplôme prêt à être encadré.

En vérité, le Havre c’est pour moi, papa qui vient me chercher à la fin de l’examen. Dès qu’il m’aperçoit, il me prend longuement dans ses bras, chaleureusement, affectueusement, m’exprime ses félicitations, me congratule, m’apparaît très ému. C’est un éphémère de relation filiale, un interstice d’éternité. C’est la première et dernière fois que je le vois ainsi.

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