D’une Vague à l’Autre – Atlantique nord Juillet 1974

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Autre château de la Loire, Amboise et ses 50 000 tonnes de port en lourd, nouvel embarquement, toujours pilotin au premier échelon des vingt catégories définies par la convention collective des capitaines et officiers de la marine marchande. Six semaines d’embarquement à venir avec pour destination Bonny Island au Nigeria. Pour l’organisation du travail et afin, sans doute, de ne pas faire de jaloux dans les services, il est convenu trois périodes de deux semaines, au pont, à la machine et en cuisine.

Le pont : il ne s’agit pas d’une facilité de langage pour parler de la passerelle, de ses instruments de navigation, de la table à carte, du sextant, de la boussole, des radars, des alidades pour effectuer le relèvement des amers ou autres points remarquables, du compas et de la règle Cras qui se promènent sur les cartes marines, du tableau des prévisions météorologiques que le radio aura capté en morse, des jumelles pour assurer la veille, de la radio VHF branché sur le canal 16, celui de la veille permanente et de l’urgence. Non il s’agit bien du pont au sens premier, de grandes tôles de métal soudées sur deux cent mètres pour la longueur et trente mètres pour la largeur.

Le pont se doit d’être rouge vif. Les éléments marins s’évertuent à contrarier cet axiome de base. Les embruns permanents, les vagues occasionnelles, se chargent de la matière première: le sel, le soleil lui donne vigueur, le vent lui donne l’énergie. Au bout du compte, le gang des érosions salines sort toujours vainqueur dans le défi lancé à l’équipage. Le rouge du pont passe du vif au morne, puis trépasse. Le gang travaille pour le compte du parrain de la pègre locale, Oxyde de fer, surnommé la rouille dans le milieu.

C’est alors qu’intervient la BAC, la célèbre Brigade Anti Crasse, en charge de l’entretien, piquage de la rouille à l’aide de marteaux piqueurs, nettoyage puis peinture, rouge bien entendu. Sur la tôle que m’a attribuée le maitre d’équipage que tout le monde surnomme le bosco, je martèle pique donc la moindre tache de rouille, à droite, à gauche, en avant, en arrière. Pour la peinture, après quelques jours d’expérience, j’ai un coup de main infaillible que j’exerce hors de tout témoin, pour éviter un rapport de l’IGS, l’Inspection générale des services.  Je prends le grand seau de peinture, renverse une bonne rasade sur le pont et aussi tôt, j’étale au maximum la peinture avec mon rouleau ou un pinceau large. Pas très économique, pas très esthétique mais efficace pour la surface couverte dans l’heure.

Le soir, les bras tétanisés de vibration, les reins brisés, le corps endolori, je vais  me soigner, corps et âme, auprès des étoiles. La nuit, la mer devient comme une nuit. Le ciel lui devient une mer immense constellée d’archipels à la dérive. Je navigue alors parmi les étoiles. Je fais connaissance patiemment puis apprends à les connaître passionnément. Elles portent des noms de princesses de légendes, de demi-dieux, de bêtes sauvages ou domestiques,  ou encore des noms de récits orientaux qui chantent à l’âme. Les retrouver chaque soir, c’est comme relire le conte de fées des soirs d’enfance.

Achernar, étoile bleue, Alpha du fleuve Éridan, Alcor, cavalier de Mizar, Aldébaran dans le Taureau qui est orange, Aljunina qui ferme le quadrilatère d’Orion entourant les Rois Mages, avec Bételgeuse qui est rouge, Rigel qui est bleue, et Bellatrix, à mi chemin d’Androméde à la Polaire, le W de Cassiopée, Arcturus dans le Bouvier, Véga dans la Lyre, Altaïr dans l’Aigle, Régulus dans le Lion, Mirfak dans Persée, Castor dans les Gémeaux qui est vert pale, Kiffa boréal dans la balance qui est vert émeraude, Canopus dans le Navire Argo qui est bleue, Sirius dans le Grand Chien qui est blanche et de toutes la plus brillante. Je navigue sur la voute du ciel, d’une étoile à l’autre comme j’irais d’escale en escale.

La machine: c’est un terme générique pour désigner, tout ce qui se trouve sur l’arrière du navire, généralement sous la ligne de flottaison et contribue à la propulsion du navire. La salle des machines, c’est aussi une immense cathédrale avec une voute qui cherche à s’élever ver le ciel. La chaleur est desséchante, l’air est saturé de vapeur parfumée aux huiles moteur qui, bien qu’essentielles, ne sont qu’à même de constituer le désespoir des parfumeurs. Des centaines de mètres de tuyaux s’enlacent, s’accolent, s’embrassent, s’étreignent. Les intestins du navire transportent de l’air, de l’eau, des combustibles, de l’eau de mer, de l’huile, du fréon, de la vapeur.

A l’extrême arrière, l’arbre d’hélice tourne lentement moins de cent tours minute, de l’autre coté de la tôle, l’hélice brasse gentiment l’océan. A l’autre bout, deux turbines tournent à plusieurs dizaines de milliers tours minutes, gavées de vapeur à plus de cinq cent degrés que deux chaudières sous pression ne cessent de leur fournir. Entre les deux un immense réducteur épicycloïdal qui maitrise la puissance des trente cinq mille chevaux, nécessaire à la propulsion d’un mastodonte des mers.

Et puis, il y a le bruit, incessant, prenant, obnubilant, tout en bourdonnement, grondement, vrombissement et sifflement, au point que lorsque je débarque, je dors mal car il me manque. Il y a aussi des manomètres, thermomètres, tachymètres, voltmètre, ampèremètre, pour surveiller tout le petit monde de la machine. En ce temps là, leur caractéristique c’est d’être cerclé d’un ruban d’alliage de cuivre. Un chiffon doux, une  boite métal de Brillant Belge, mon occupation est toute trouvée pour ma quinzaine à la machine, et que cela brille.

La cuisine : c’est un point névralgique. Les loisirs sont rares sur un navire marchand. Quelques films, la piscine dans les eaux chaudes, le tennis de table lorsque le roulis n’est pas trop fort. Les repas prennent ainsi toute leur importance. Un maitre d’hôtel, un cuisinier, un boulanger, un aide cuisinier, un serveur et pour les deux semaines qui viennent, un pilotin. Chaque jour de ces deux semaines, deux seaux de pommes de terre à éplucher. Un embarquement pour mettre à rude épreuve la vocation d’un jeune homme.

Et puis, jour après jour, l’émotion de l’aube qui se lève avec des lueurs incendiaires, le crépuscule qui marbre de rose la mer alors que les derniers rayons du soleil divergent vers le ciel. Dans la journée, la mer se pare de satin azuré. La nuit, le sillage sublime son allure d’éclats de phosphorescence. Heureusement, les étoiles pour que vive le rêve.

Six mois plus tard, je reçois un courrier du capitaine d’armement :

Monsieur, Nous avons le plaisir de vous informer que, compte tenu des appréciations portées à votre égard par le Commandant du navire sur lequel vous avez effectué, l’été dernier, un embarquement en qualité de pilotin, nous avons décidé de vous attribuer une gratification de 600 Francs. Cette somme vous sera créditée lors d’une prochaine séquence de règlement de salaires. Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de nos sentiments distingués.

Merci Pacha, de la reconnaissance en espèces sonnantes et trébuchantes. Pour comprendre le montant de la gratification, il faut que je précise au lecteur que mon salaire de pilotin était de 3 Francs par jour, soit 90 Francs mensuel alors une gratification exceptionnelle d’un montant équivalent à près de sept mois de salaire, je n’en connaitrai plus jamais au cours de toute ma vie professionnelle.

Et en plus, les étoiles…

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